AUTOBIOGRIFFON
- une dystopie (?) animalière co-écrite, entre autres acteurs et actrices humain.e.s ou non humain.e.s, par Marianne Buysens, Aure Yvrad, Maïka Planté, Pauline Rollat, Malice Dresin, Éloïse Le Cam, Nessa Garrigou, Estelle Antraygues, Marine Baudiau, Kevin Moreau, Félix Barbazange et Jacques Brunet-Georget -
Une contribution au projet Textes, Langues & Langages
(Axes 1 et 2 : L'écriture de soi et L'homme et l'animal, 2022-23)
Il atterrit souplement parmi les décombres du porche. Il avait à peine touché la première dalle qu’il s’élançait déjà d’un bond dans une allée jonchée de poutres calcinées et de plaques de moisissures. Au bout se dressait - ou plutôt émergeait - ce qui semblait être un reste de statue, peut-être un buste, mais ses contours érodés ne laissaient qu’une impression de vibration jaunâtre dans la touffeur de l’après-midi. Il franchit prestement l’obstacle puis traversa la végétation pour déboucher sur une zone moins dense. La chaleur était accablante ; elle semblait faire vaciller dans un vague miroitement les quelques pans de murs subsistant çà et là. Au sol, il discerna des lignes blanches qui couraient de façon circulaire, selon des trajets parallèles. Plusieurs blocs de béton hérissaient le sol, comme sorties de ses entrailles puis brusquement figés dans un élan vers le ciel. Il referma sa main sur l’extrémité d’un des blocs pour s’assurer un appui, puis se propulsa vers une branche d’un arbre fossile - l’un de ceux qui avaient été pour ainsi dire pétrifiés par les émanations, lors du grand bouleversement, quand tant d’autres espèces végétales avaient simplement disparu. Il y enroula sa queue et se balança pour atteindre la partie la plus éloignée du terrain. Il scruta l’espace quelques minutes pour y repérer d’éventuelles anfractuosités.
Jess n’ignorait pas que dans l’Ancien monde, cet endroit était un des lieux de rassemblement - forcé - de la jeunesse. On se savait pas exactement quelles méthodes y étaient appliquées mais il avait toujours entendu dire qu’elles fonctionnaient comme des unités de semi-internement, qu’elles reposaient sur un quadrillage strict de l’espace et que les comportements étaient soumis à des procédures de conditionnement. Comme si l’espèce humaine avait considéré qu’elle ne pouvait éduquer sa progéniture qu’en la guérissant - ou du moins en la préservant - d’une sorte de folie qui aurait entaché sa nature. Mais Jess balaya rapidement ces considérations archéologiques. Il venait d’apercevoir, entre deux lignes blanches, une sorte de petit cratère qui tordait le sol, le faisant presque grimacer. Une minute plus tard, il s’engageait dans un tunnel étroit. Il sentit progressivement l’humidité imprégner son pelage - une humidité moite, malsaine.
Les capteurs infrarouge intégrés à ses pupilles s’activèrent automatiquement quant l’obscurité devint totale. Malgré cela, il lui fallut quelques minutes avant que sa vision ne s’accoutume aux ténèbres et qu’il ne retrouve la même fluidité dans les transferts de poids d’un bras sur l’autre. Il avait, certes, la vue plus perçante que ses ancêtres (surtout depuis qu’elle était renforcée par la technologie) et il avait développé, comme tous ses congénères, la faculté de se déplacer dans tous les milieux, y compris dans l’eau. Mais il se sentait tout de même plus à l’aise dans une canopée que dans ces terriers ! Il rencontra plusieurs bifurcations ; l’instinct, ou peut-être le hasard, lui dictait par où passer. Il sut qu’il avait trouvé le premier bassin quand le sol, semblant se dérober sous ses pieds, lui fit dévaler une pente jusqu’à un plateau de marbre. Il s’attendait à des eaux stagnantes. Rien de tel. L’eau était claire et peu profonde, agitée par moments d’un léger clapotis - sans que Jess ne pût s’expliquer la cause de ce mouvement. Un haut mur dominait le bassin. Quand Jess leva les yeux, un frisson le parcourut : des stries balafraient puissamment la surface du mur ; elles lui évoquaient quelque chose comme de larges griffures. Croisant les veines du marbre, elles se mêlaient à leur rouge violacé. Une sorte de galerie, partiellement encombrée par les débris d’un éboulement, s’ouvrait sur sa droite. Il marcha de longues minutes. L’air était plus rare, l’atmosphère plus oppressante ; il flottait toutefois le long des parois une odeur indéfinissable, presque un parfum, à la fois âcre et rance, comme l’émanation d’une charogne, et entêtant comme l’arôme de certains vins.
Alors il vit.
***
7 mai 2048
À l’intention de l’administration du lycée et de l’équipe enseignante,
Nous ne pensions pas, il y a quelques mois, quand nous avions surpris cette conversation entre des agents d’entretien du lycée, que cela nous conduirait à une telle situation ni à un choix aussi radical.
La conversation roulait sur un sujet qui, semble-t-il, excitait leur intérêt depuis quelques temps : il existe dans les sous-sols du lycée trois piscines datant de l’époque de Napoléon III. Elles ont été en service jusque dans les années 1960 avant d’être murées et enterrées. Un drame se serait produit dans l’un des bassins : l’un des enfants du Proviseur s’y serait noyé - dans des circonstances demeurées obscures. Les agents s’interrogeaient sur l’enchaînement d’événements qui avaient pu conduire à cet accident et se demandaient si un accès aux bassins demeurait, malgré tout, possible.
Notre curiosité avait été piquée ! Nous avons décidé de mener l’enquête. Pour cela, nous avons obtenu l’accès à la salle des Archives et nous avons également passé beaucoup de temps à consulter les ouvrages, parfois très vieux, qui sommeillaient sur les rayons de la Bibliothèque générale, au cœur du lycée. Il est étrange, d’ailleurs, que tout le monde parle de la « Bibliothèque » mais paraisse avoir oublié l’existence de ces rayons - tapis, il est vrai, dans la partie la plus obscure de la salle !
Un traité d’histoire naturelle, en particulier, a retenu toute notre attention. Nous y avons déchiffré, entre les lignes et les planches, un texte latin datant de la fin du 17° siècle. Il est de la main d’un des religieux du collège de Jésuites qui est à l’origine de l’actuel lycée. C’est une espèce de journal. Le religieux y raconte comment il avait apporté dans ses bagages un très ancien grimoire ; ses supérieurs ayant trouvé le livre dans la cellule et s’étant épouvantés des relents de paganisme et de sorcellerie qu’ils croyaient y voir, il fut sommé de le détruire publiquement par le feu. L’époque était à la réintroduction du culte catholique. On ne plaisantait pas avec ces choses-là…. Mais il a eu le temps, avant cet autodafé, d’en recopier de larges extraits et de consigner sous forme de code certaines de ses interprétations. Vous trouverez notre tentative de traduction dans une des chambres de l’internat.
Le temps passé dans la salle des Archives a également été fructueux. Nous pensons en particulier avoir découvert sur l’accident de la noyade des éléments nouveaux que nous ne pouvons pas rapporter dans le cadre de cette lettre mais qui mériteraient d’être publiés tant leurs conséquences pourraient être importantes. La découverte essentielle est toutefois liée au grimoire ; elle concerne un fait incroyable. Nous croyons que l’un des bassins est relié à un lac souterrain beaucoup plus ancien et que ce lac a abrité - et abrite peut-être encore - l’existence d’un griffon. Nous ne parlons pas d’une race de chiens, mais bien de cette créature « légendaire » souvent représentée avec le corps d’un aigle greffé sur l’arrière d’un lion et muni d’oreilles de cheval.
Il n’est plus temps de détailler le cheminement qui a conduit à cette conviction ni de chercher à justifier la démarche que nous allons entreprendre. Il est peu probable, du reste, qu’elle serait comprise. Peu importe, après tout. Sans doutes sommes-nous fous… Mais le monde ne l’est pas moins que nous. Soyons clairs. Voilà des mois que la situation empire de jour en jour, que notre environnement se disloque. Le Virus semble impossible à contenir. Chacun de nous a déjà ressenti dans son corps les effets du grand bouleversement. On peut bien s’interroger sur la valeur de la Raison et du Savoir quand on constate ce que notre monde est devenu et combien les « experts », au cours des dernières décennies, se sont montrés impuissants à passer des analyses à l’action.
On ne cesse de nous répéter que nous poursuivons des chimères. Nos familles, la société, l’école… Alors, pourquoi pas un griffon ? Cette forme de vie, si elle existe, nous viendrait des mondes les plus anciens, d’un passé immémorial. Nous pressentons confusément qu’elle incarne pour nous une dernière chance de survivre, d’une manière ou d’une autre, à ce qui nous arrive.
Dans quelques heures, munis de l’équipement et des vivres nécessaire, nous allons descendre dans les galeries techniques du lycée puis rejoindre les bassins. Nous savons, pour avoir effectué un repérage, qu’il existe des brèches et des passages. Après, nous verrons…
Un monde est en train de finir. Il ne nous reste plus que la sincérité de nos questions. Qu’est-ce qui nous anime, au fond ? Qu’étions-nous venus chercher entre les murs d’un lycée ? Et s’il fallait chercher cela sous les dalles, dans des profondeurs encloses ?
La classe de Khâgne
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Communiqué du Comité de surveillance des formes de vie allogènes :
Il ya quelques semaines, notre agent de patrouille Jess (Lignée Andolase, Clan des Simiens du Sud-Ozer, Section 13) a fait une découverte surprenante dans les ruines d’un édifice de l’Ancien monde. Nous essayons de limiter ce genre d’explorations vu la dangerosité croissante de certains terrains, mais il faut reconnaître qu’elles nous apportent parfois de précieuses informations sur les formes de vie non simiesques que nous surveillons et étudions.
L’espèce humaine est l’une d’elles. Beaucoup la croyaient disparue après le grand bouleversement qui a modifié la face de notre planète - il y a déjà bien longtemps. Chacun sait que cette espèce n’a pas su maîtriser les changements climatiques de grande ampleur qu’elle a elle-même, dans une large mesure, provoqués. À cela se sont ajoutés deux facteurs : les conséquences irréversibles de l’attaque nucléaire qui a marqué le dernier grand conflit mondial entre les humains ; la propagation pandémique d’un Virus qui aurait été transmis par nous, les singes non humains, sans qu’aucun individu de notre espèce n’ait pourtant été affecté. Nous soupçonnons désormais que certaines communautés humaines auraient survécu, dans des habitats souterrains ou forestiers.
Les vestiges exhumés concernent un groupe d’humains qui ont vécu à l’époque du grand bouleversement. Ils répondent au nom de « Khâgneux ». Il est difficile de déterminer si ces « Khâgneux » constituaient une catégorie de la population humaine ou une espèce apparentée à l’espèce humaine mais qui aurait déjà commencé à s’en différencier - peut-être en développant des tares ou des anomalies physiques. Des spécialistes de la Langue ancienne émettent l’hypothèse que ce qualificatif ferait référence à une malformation qui tournerait les genoux en dedans, mais rien n’est moins sûr.
Tout ce que nous avons pu remonter à la surface, décoder et analyser, va dans le même sens : ces créatures ont vécu, sous terre, une métamorphose organique qui les a fait évoluer vers des formes de vie animales non humaines. Cette métamorphose a été suffisamment lente pour qu’ils puissent en témoigner de diverses manières et produire - ou, pour mieux dire, sécréter - la vérité de leur expérience. Jamais encore nous n’étions entrés en possession d’un tel matériau.
Il est temps de divulguer ces archives à la face du monde.
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ARCHIVE AS-112 [non classifiée]
ARCHIVE KA-313 [carnet]
DOSSIER BR-409 [site internet]
https://salle13jsd.wixsite.com/archives-griff
ARCHIVE KA-927 [journal]
ARCHIVE RA-023 [non classifiée]