Etats de la prose : réflexions sur Le Page disgracié de Tristan L’Hermite, Une Saison en enfer et Illuminations d’Arthur Rimbaud et Journal du voleur de Jean Genet



Une contribution au projet « Textes, Langues & Langages »
(Axe 2 : La prose, 2021-2022)
 
Par Arnaud Rochelois (Professeur de Lettres Modernes KH)
Pauline Liautard, Aurore de Buchère de l’Épinois, Romane Menoldo, Mélissa Mousquès, Amandine Mémery et Emma Gauthier (Étudiantes de Khâgne)
 
    Le programme de l’option Lettres modernes pour le concours A/L 2022 invitait à s’aventurer « à la marge » avec des œuvres de Tristan L’Hermite, Arthur Rimbaud et Jean Genet. L’occasion de réfléchir sur l’évolution de la prose au cours des siècles ainsi que sur les enjeux de son utilisation. Il sera ici question de jeu, de voyage, de liberté, d’exploration des marges et de quête de soi dans ces réflexions croisées sur le choix de la prose et sur la manière dont elle se développe.
 
 
Pauline Liautard
Le jeu de la prose
 
    « [T]rouvez Hortense ! » : voilà le défi que lance Rimbaud à son lecteur à la fin de son poème en prose « H » (Illuminations). Malgré la présence du prénom Hortense, l’identité de « H » reste un mystère entier pour le lecteur. Rimbaud opère un calcul habile pour garder ce flou : il reste dans des termes généraux et ne se risque jamais à dévoiler une piste d’interprétation. Aucune hypothèse n’a su être définitive. Plus encore, la devinette repose sur un jeu de contrastes qui brouillent constamment les pistes envisagées. Il y a, par exemple dans la deuxième phrase (« Sa solitude est la mécanique érotique, sa lassitude, la dynamique amoureuse »), une correspondance rythmique et syntaxique (entre le itude : « solitude » / « lassitude » et le ique : « mécanique » / « dynamique ») qui pourrait représenter un cadre géométrique et symétrique. Cela nous guiderait alors vers une interprétation de l’identité de « H » comme un tout parfait (ou ayant trait à la science, l’Hydrogène ?), mais ce cadre est rapidement ébranlé par la nuance, par la non-correspondance, entre le ique et le euse (« érotique » / « amoureuse »). Toute volonté d’interprétation s’évanouit une fois encore.
    Le « jeu de la prose » peut se comprendre de différentes manières. Il est évident que cela peut être le jeu que mène chaque auteur de ou avec la prose sur son destinataire mais cela peut également se comprendre comme le jeu que mène la prose d’elle-même et qui dépasse alors son auteur.
    Le premier « jeu » est un jeu divertissant. L’auteur joue avec la prose et se joue presque de la prose, lui faisant dire le contraire de ce qu’elle énonce. Le titre du chapitre XXV « Duel du nain et du coq d’Inde » du Page disgracié de Tristan l’Hermite est mensonger : ce n’est pas un duel, qui serait bien trop noble pour ces deux personnages, mais un assassinat. L’auteur se joue ici ironiquement de la prose pour insister sur le caractère cocasse de la scène. Plus encore, l’auteur défie la prose. Il l’utilise afin de renforcer l’idée d’assassinat dans ce que nous pouvons appeler une harmonie imitative : « un grand coup de son coutelas sur le col de son ennemi », ici, l’occlusive [k] rappelle la dureté de la mort face à la fricative [s] qui témoigne de la bassesse, de l’insignifiance des deux personnages. Du jeu de la prose naît un jeu avec le lecteur qui déclenche chez lui des rires : le nain et le dindon s’agitent dans ce qui ressemble plus à une scène de comédie qu’à une scène de meurtre. Les noms pour les qualifier sont disproportionnés (« bourreau » ; « persécuté »). Dans le prélude de l’œuvre, ce jeu avec le lecteur est encore plus visible. Cet incipit est censé donner l’envie au lecteur de continuer à lire. Pourtant, l’auteur se présente comme une victime du destin et comme contraint par son lecteur de lui raconter ces histoires. Le lecteur est manipulé par le narrateur. Cet incipit résonne d’autant plus comme un avertissement du jeu de l’auteur avec son lecteur quand nous examinons l’étymologie : prélude est issu du latin prae-ludium (littéralement « avant le jeu ») et installerait alors le reste du livre dans cette atmosphère. Ce n’est pas non plus un hasard si le mot hasard lui-même, dont le narrateur se présente comme victime, provient de l’arabe az-zhar, d’abord le dé pour ensuite devenir l’action de jouer aux dés. Ce double jeu avec la prose et le lecteur par l’auteur est également présent dans l’œuvre de Jean Genet, Journal du voleur. Toujours grâce à l’étymologie, l’auteur accentue discrètement l’incapacité de Lucien à voler. En effet, alors que le narrateur vole aussi aisément qu’il marche, Lucien, lui, n’a pas une allure « furtive » (du latin furtum, le larcin, le vol). Ce jeu permet aussi de créer des liens entre des souvenirs du narrateur, son expérience, et de trouver une filiation. La prose devient un outil pour se découvrir comme en témoigne la paronomase entre Genet et la fleur de « genêt », car rapidement, cette fleur devient son « emblème naturel », « des racines ». Pouvons-nous ainsi dire que la prose permet à l’auteur de se créer un autre soi, un double ? Mieux encore, cette prose ne serait-elle pas un personnage à part entière ? 
    L’homonymie entre « jeu » et « je » instaure une hésitation chez l’auditeur dans le syntagme « le jeu de la prose ». Le « jeu » de la prose par son auteur serait-il ce qui révèle le « je » propre à la prose ? Le « je » de la prose est-il déjà un « jeu » ? 
    Les stratagèmes fomentés par l’auteur sont ce qui permet à la prose de se révéler pour ce qu’elle est. C’est la conception que l’auteur se fait de son œuvre qui compte. Idéalement, c’est lui qui donne l’impulsion à la prose, c’est lui qui l’oriente vers ce qu’il veut montrer. La conception de Journal du voleur s’est faite par fragments. Ce jeu – comme un collage – a permis à l’auteur de donner une amplitude plus importante à sa prose. Elle n’est pas que factuelle. Elle n’est pas qu’objective. La prose telle qu’il en joue devient plus personnelle. Elle est fluide, se revigore au fur et à mesure des fragments. C’est cette amplitude qui autorise un renversement total des valeurs morales dans le livre – les trois nouvelles « vertus théologales » (religieuses) devenant « la trahison, le vol et l’homosexualité » – et qui témoigne de la puissance de la prose sous le jeu de l’auteur. Par ailleurs, ce jeu de l’auteur devient une véritable mise en scène, toujours grâce à la force créatrice de la prose. C’est grâce à la prose que l’auteur peut se dédoubler, jouant ainsi plusieurs personnages en même temps. Dans Le Page disgracié comme dans Journal du voleur, il y a un dialogue entre le point de vue interne (le je narré) et un point de vue omniscient (le je narrant). Les narrateurs de ces deux œuvres relatent des histoires qui leur sont arrivées dans le passé, ils ont donc un point de vue rétrospectif sur la situation et peuvent émettre des commentaires sur leurs actions et sur leur expérience. Il y a, en guise d’exemple, dans Le Page disgracié, deux « pages disgraciés » en un seul : le je narrant est le vieux page qui raconte le souvenir de sa fuite quand il n’était qu’un page de 10 ans (celui-ci étant le je narré). Cette multiplication des voix dans un seul extrait (polyphonie) crée, grâce à la prose, différents rythmes, différents tempos. C’est aussi un nouveau système d’échos et de dialogue qui s’installe par le biais de l’emploi de l’incise « me dis-je » dans le Journal du voleur. Le narrateur devient d’autant plus actif grâce aux différents niveaux d’interprétation que permet la prose. 
    Finalement, n’est-ce pas la prose qui se joue de son auteur ? Après tout, c’est d’abord la prose qui détient le pouvoir et le jeu de l’auteur. C’est elle qui lui permet de mettre en place ses ruses. De cette manière, la prose prendrait le pas sur l’auteur et inviterait à plus d’interprétations qu’il ne le souhaite. Dans le poème en prose « Génie » de Rimbaud (Illuminations) nous retrouvons le même principe de devinette que dans le poème en prose « H ». Rimbaud joue de l’identité du Génie avec son lecteur. Plusieurs hypothèses comme l’esprit humain, Rimbaud lui-même ou le Christ ont été avancées. Mais l’hypothèse la plus concluante semble être celle-ci : le Génie est en réalité une poésie nouvelle (mais en prose !). C’est au poète de faire le lien entre les hommes et cette poésie. Le Génie possède les attributs du poème : il est un « chant clair des malheurs nouveaux », une « mesure parfaite et réinventée », une « terrible célérité de la perfection des formes ». La prose devient autonome, bien que toujours aidée par le poète pour atteindre les hommes, et elle avance vers sa propre floraison : son propre « je ». 
    « Je est un autre » (Rimbaud, lettre à Paul Demeny), certes, mais surtout, le jeu est à un autre. Le devoir des auteurs, dans ces trois œuvres, serait-il alors de limiter leur jeu de la prose pour garder une prise totale sur leur narration ou de laisser la prose aller en avant (provertere) quitte à lui laisser le rôle de narrateur ? 
 
 
 
Aurore de Buchère de l’Épinois et Romane Menoldo
Trois proses marginales pour une quête de soi
 
    Dans son essai La Philosophie de la composition, Edgar Allan Poe insiste sur l’idée que pour pouvoir toucher au mieux son destinataire, l’auteur doit s’efforcer de composer son œuvre selon une délibération profonde et de développer son originalité propre — loin du simple déroulement de son intuition. Pour cela, il met particulièrement en avant l’écriture en prose : « La Vérité, ou satisfaction de l’esprit et la Passion, satisfaction du cœur, bien qu’elles soient, dans une certaine mesure, accessibles en poésie, sont bien plus facilement atteintes en prose ». C’est ainsi par leur prose que Tristan L’Hermite dans Le Page disgracié, Rimbaud dans Une saison en enfer et Illuminations, et Jean Genet dans son Journal du voleur déploient leurs particularités littéraires, mais aussi leur statut marginal dans l’histoire de la littérature. La plasticité de l’écriture en prose leur permet de modeler la langue au service de leur projet poétique et des valeurs qu’ils souhaitent défendre.
    La prose, par sa forme infiniment renouvelable, donne à ces auteurs la liberté de franchir les limites, jouer avec les normes littéraires mais aussi sociales, au service de la « satisfaction du cœur ». C’est particulièrement dans l’œuvre de Genet que cette « Passion » est rendue possible par la prose. Pour Genet, comme il l’écrit au début de son roman autobiographique le Journal du voleur, « un tel langage ne s’écrit pas ». C’est une prose qui répond à sa volonté de rendre compte avant tout d’images et de sensations, et qui pour y parvenir n’hésite pas à s’affranchir des règles de grammaire ou de syntaxe. La dissidence du Genet-personnage est donc rendue visible par le je narrant, qui cherche à satisfaire les sens avant l’esprit. Pour cela, Genet souligne le nécessaire rôle du lecteur dans l’élaboration du sens : « pour me comprendre une complicité du lecteur sera nécessaire », nouvelle forme de liberté permise par sa prose. La marginalité du personnage est ainsi ancrée dans l’écriture même, au sein d’une prose où les mots et les phrases ne sont pas réellement fixés dans un ensemble cohérent et respectueux des normes, mais dans une composition romanesque répondant à l’esthétique du collage et du décalage. Cependant, la malléabilité qu’il donne à sa prose ne signifie pas qu’aucune règle ne la régisse : il crée ses propres normes. En effet, des effets stylistiques récurrents se remarquent, notamment les inversions. Tour à tour les inversions entre adjectif et nom (“me devait apparaître comme l’idéal endroit du plus pur accord amoureux”), entre verbe et COD (“les désirant chanter”) ou encore entre verbe et COI (“à un autre esprit ne s’imposerait pas”) miment dans la prose même le renversement axiologique souhaité par Genet, l’inversion des valeurs établies. Les lois de l’esthétique et de la “Passion” surpassent celles des normes : « j’étais prêt à agir non selon les règles de la morale mais selon certaines lois d’une esthétique romanesque ». Justement, Sartre, dans Saint Genet, comédien et martyr, compare son œuvre à un « mythe cosmogonique sacré », mythe de la création d’un monde : il crée ici un monde aux valeurs inversées, où il se fait en quelque sorte dieu de sa propre légende (“ma vie doit être légende”) dans un langage dont il est le seul régisseur.
    Rimbaud, plus encore que L’Hermite, cherche à former une prose singulière qui puisse répondre à ses aspirations littéraires. Le projet poétique de Rimbaud ne nous est pas inconnu ; si certaines clés de ses poèmes restent obscures, il n’en demeure pas moins que le poète s’est confié à deux reprises dans les lettres dites « du voyant » dans lesquelles il parle avec une véritable passion des enjeux de sa poésie. Parmi ces enjeux se trouve un certain affranchissement, une posture marginale vis-à-vis de la poésie parnassienne. La passion rimbaldienne, c’est donc la modernité, la « marche au Progrès » du poète. Or, l’idée d’une marche, d’un mouvement, est l’une des caractéristiques des poèmes rimbaldiens. L’attendu poème « Mouvement » du recueil Illuminations s’impose afin d’illustrer notre propos. Toutefois, ce poème, à l’instar de « Marine », détient une place tout à fait particulière au sein du recueil, dans la mesure où tous deux oscillent entre une forme de prose et de vers libres. Aussi faut-il bien souligner que la prose n’est pas immédiatement nécessaire au projet rimbaldien, le poète entretenant une forme poétique ambiguë et moderne. Le principe de forme-sens est prégnant chez Rimbaud, mais qu’il s’agisse de prose ou de quelque autre forme, le mouvement reste un enjeu clé : « La Poésie ne rythmera plus l’action ; elle sera en avant ». L’emploi du futur implique une réalisation encore inachevée, peut-être partielle ; c’est donc bien un projet, une passion qui anime l’auteur. Cette expression convoque également l’idée que la forme poétique ne sert plus de simple intermédiaire au rythme ; elle est rythme, elle est mouvement, elle s’avance, elle est saillante. À titre d’exemple, nous pouvons nous pencher sur le poème « Nocturne vulgaire » ; jonché de tirets, le texte est minutieusement découpé par le poète qui impose un rythme clair, d’autant plus que la Nocturne désigne également un morceau de piano mélancolique. Nul doute donc que la musicalité de la prose rimbaldienne est véritablement portée par cette « marche au Progrès ».
    C’est aussi dans un souci de « satisfaction du cœur », souci passionné de poursuivre son projet poétique, que Tristan L’Hermite nourrit sa prose d’images et de registres. Pourtant, il annonce son projet poétique dès le chapitre I : la posture modeste de son pacte autobiographique lui permet d’annoncer que sa prose sera dénuée de fioritures et de surplus (« je n’écris pas un poème illustre »). Or, très vite, le lecteur comprend qu’il s’agit d’un chleuasme, figure de persuasion rhétorique, qui permet de donner davantage de relief à la multitude des formes que prendra sa prose, originale par son mélange de genres et registres. En effet, la parenthèse de son voyage en Angleterre présente toutes les caractéristiques d’un roman sentimental ainsi que du modèle pastoral avec la jalousie et les topoï romantiques notamment, mais aussi le roman d’apprentissage avec l’évolution de l’enfance à l’adolescence et l’initiation à l’amour, sans oublier le roman autobiographique. Les registres burlesque, picaresque, héroï-comique, tragique, ironique, ou encore grotesque s’y ajoutent au sein d’une prose vive capable de répondre au projet poétique de l’auteur suggéré dans le sous-titre (“où l’on voit de vifs caractères d’hommes de tous tempéraments et de toutes professions”) : créer un tableau de caractères. Toutefois, cette ambiguïté entre un pacte autobiographique humble et la richesse de la prose de l’auteur peut s’expliquer de la manière suivante : au regard du narrateur du Page disgracié, ce n’est pas le récit qui importe réellement, mais la manière dont celui-lui est conduit. En d’autres termes, ce ne sont pas les descriptions qui permettent de visualiser une scène et de transmettre une image d’une grande précision au lecteur qui importent dans l’œuvre ; il s’agit de lui faire voir la beauté du discours du narrateur. Aussi n’est-il pas étonnant, lorsque le narrateur raconte comment le jeune page a séduit deux jeunes filles par son discours concernant le mythe d’Eros et Psyché, que celui-ci omette de faire la description de l’adonis Cupidon ; en effet, ce n’est pas la beauté de Cupidon qui émeut les deux jeunes filles mais bien la technique narrative du page. A ce titre, il est également tout à fait légitime d’admettre que le page disgracié fait en réalité preuve de grâce dans son style narratif, style qu’il sait habilement utiliser afin de parvenir à ses fins. 
    Derrière ce maniement habile de la prose pour tromper le lecteur, mais aussi satisfaire ses attentes, se dévoile une exigence de « Vérité » : celle de l’accomplissement de l’auteur dans sa prose. Pour Genet, c’est au sein d’une prose plus métaphorique que factuelle, qui cherche la transfiguration du réel, et la sublimation du banal et du « crasseux ». Il crée en effet un lyrisme particulier, bien loin des épanchements romantiques et passionnées, qui se traduit en une prose personnelle dont l’aboutissement est la quête de soi.  Ainsi, le contraste entre les images violentes, le vocabulaire choquant, froid, perturbant et l’apparente satisfaction joyeuse qui se dégage de son écriture constitue un lyrisme très particulier, qui caractérise Genet en sa singularité et lui permet dans l’écriture d’exprimer cette dualité Genet-voleur et Genet-écrivain. Son œuvre devient l’hypostase de ce Genet écrivain, qui affirme sa subjectivité et se légitime comme auteur au sein d’une prose de transgression sublimée. C’est également à l’occasion de son roman Le Page Disgracié que Tristan L’Hermite s’accomplit comme écrivain, grâce au regard distancié qu’il porte sur ses propres aventures, et la possibilité que permet la rétrospection d’insérer des commentaires et des tours romanesques pour s’auto-analyser. Cela est permis par une forme de « sclérose » (Patrick Dandrey) créée par les multiples énonciations : le “je” narrant, le “je” narré et le “il” des titres. Cette multiplication des instances instaure un rapport complexe à soi, qui se transmet dans la prose, qui mêle les ressentis d’antan aux commentaires a posteriori de ses propres expériences, et un certain froid descriptif dans les titres en quête d’une vérité de soi, comme auteur mais aussi comme personne. 
    Toutefois, si l’on peut qualifier la prose de ces auteurs comme un cheminement par lequel chacun d’entre eux s’accomplit, ne faut-il pas nécessairement rappeler selon la célèbre formule rimbaldienne que « Je est un autre » ? Aussi faut-il également voir dans la prose de ces auteurs, non pas seulement un travail sur la réalité vécue puis transcrite à l’écrit, mais aussi un éternel va-et-vient entre la fiction et la réalité donnée. Or, chacun d’entre eux éprouve un malin plaisir à vaciller entre ces deux mondes, sans jamais toujours indiquer au lecteur où il se trouve. Pourtant, Genet écrit : « Pour me comprendre, une complicité avec le lecteur sera nécessaire. Toutefois, je l’avertirai dès que me fera mon lyrisme perdre pied ». S’il indique effectivement que Stilitano est une de ses créations, cela reste toutefois ambiguë : dans quelle sens est-il une création ? Est-il tout à fait fictif ? Ou bien seulement travesti par le lyrisme de l’auteur ? Celui-ci par ailleurs, se questionne lui-même (et peut-être interroge-t-il par ailleurs le lecteur ?) dans une note de bas de page : « Ce que j’écris fut-il vrai ? Faux ? ». Cet éternel oscillement de l’auteur peut être défendu par ce que Serge Meitinger appellera « l’irréel de jouissance » de Genet, c’est-à-dire cette passion de l’auteur pour une réalité fantasmée, certainement ce monde aux valeurs inversées que nous évoquions plus tôt, « comme si la capacité à jouir vraiment et érotiquement de la situation évoquée était toujours chez Genet déportée dans l'imaginaire, dans la fiction ou le fantasme », écrit-il. Un phénomène similaire de va-et-vient est lui aussi prégnant dans les œuvres de Tristan l’Hermite et Rimbaud, tant la place du « je » est sujette à débat. Dans « Délire 2 » (Une saison en Enfer), ce dernier affirme qu’à « chaque être, plusieurs autres vies [lui] semblaient dues ». Quant à Tristan l’Hermite, le recul que prend le je narrant vis-à-vis du je narré peut nous permettre de remettre en question le caractère indubitable de son discours, d’autant plus que celui-ci tend à déresponsabiliser ses actes en prenant le statut de figure tragique manipulée par le destin… Enfin, il nous sera nécessaire de souligner la connivence incertaine que chacun d’entre eux entretient avec son lecteur : jamais Tristan l’Hermite ne nomme ses personnages, laissant ainsi planer un doute sur la situation du « je » dans un univers autobiographique ou fictif, un doute que tentera de dissiper son frère, tout comme essaiera de le faire la sœur de Rimbaud pour l’œuvre de son frère. Or, leur prose est une prose de l’intime, si bien que les clés apportées de l’extérieur ne sauraient correspondre au projet de l’auteur. « J’ai seul la clef de cette parade sauvage » écrivait Rimbaud dans le poème « Parade » ; voilà une expression tout à fait adéquate au projet de chacun de ces auteurs, dont l’hermétisme et l’incertitude vis-à-vis de leurs œuvres leur subsistera sans nul doute. 
 
 
Mélissa Mousquès
La prose chez L'Hermite, Rimbaud et Genet : trois auteurs à la marge pour des œuvres à la marge
 
    Ces trois auteurs connus pour leur marginalité font pourtant partie des classiques de la littérature. Entretenant l'image de l'écrivain maudit, ceux-ci sont les porte-paroles d'un monde qu'ils ont inventé à travers leurs proses décalées, et qui ont grandement contribué à renouveler la littérature. Mais elles sont aussi une échappatoire face à une existence placée sous le signe de la fatalité, témoignant de blessures profondes et similaires qui relient de façon presque mystique les membres de ce trio. Néanmoins, la marginalité de leurs proses les a rendus intemporels.
 
    Lorsqu'un lecteur ouvre avec curiosité l'une des œuvres écrites par ces auteurs, il est d'abord surpris par le contenu, tant chaque auteur semble s'adresser directement à lui ; puis, par la forme de la prose, qui vient ébranler les quelques connaissances que ce lecteur pourrait avoir de la littérature. Dois-je lire Le Page disgracié avec sérieux dans ce passage ? Telle ou telle ligne d’Une saison en enfer relève-t-elle du verset ou de la prose ? Que dois-je comprendre dans ce poème d'Illuminations ? Pourquoi Journal du voleur semble-t-il à ce point désordonné ? Ce sont autant de questions que les textes en prose de ces œuvres mettent en lumière. Cependant, certaines sont plus difficiles à cerner que d'autres : là où Tristan L'Hermite se contente de jouer avec le genre de son œuvre, les deux autres jouent en plus avec la forme, que ce soit par l'omniprésence de tirets chez Arthur Rimbaud, dans Une saison en enfer et dans Illuminations, qui s'inspire de l'écriture anglaise (il emploie entre autres les mots « comfort » et « steerage », qui veulent respectivement dire « confort » et « entrepont »), ou par la prose fragmentée de Jean Genet, qui semble entasser des bouts d'écriture les uns après les autres sans réel lien. Cette divagation peut s'expliquer par le fait que ces œuvres originales se situent à des carrefours de l'histoire littéraire, où les règles se redéfinissent.
    La question métalittéraire est incluse au cœur même des œuvres, chacune possédant son évolution propre. Le page se découvre peu à peu une vocation d'écrivain et développe un ars scribendi qui vient remplacer un ars dicendi pour reprendre les termes de Constance Griffejoen-Cavatorta, dans son article « Les mémoires d'un page : écriture autobiographique et visée apologétique dans Le Page disgracié ». Il se révèle en effet être un excellent conteur depuis sa plus tendre enfance, apprenant par cœur les fables d’Ésope et celles d'Ovide, en passant par les récits de Homère (« J'étais le vivant répertoire des romans et des contes fabuleux »), puis il écrit des vers dans le dernier chapitre pour payer son hôtesse ; l'écriture devient le gagne-pain du page, dont le style gracieux le libère de sa condition de disgracié. Il a presque achevé sa formation, mais la suite de cet ouvrage ne verra jamais le jour malgré le projet littéraire établi dans le prélude dans lequel il s'adresse directement au lecteur, représenté sous les traits de Thirinte, qui a passé une commande fictive à l'auteur. Cela est fait de façon ordonnée, à l'instar de Genet, qui nous délivre son projet petit à petit, sous forme de fragments disséminés çà et là dans son Livre, bien que la formule suivante en résume assez bien le contenu : « La trahison, le vol et l'homosexualité sont les sujets essentiels de ce livre. Un rapport étroit existe entre eux, sinon apparent toujours, du moins me semblerait-il reconnaître une sorte d'échange vasculaire entre mon goût pour la trahison, le vol et mes amours. »
 
    S'il y a bien un point commun entre les personnages dépeints par ces trois auteurs, c'est qu'ils sont profondément seuls. Leur errance les contraint à quitter sans arrêt ceux qui les entourent. Même si le page a droit à une fin positive en retrouvant son premier maître, devenu grand roi et garant éternel de sa protection, Rimbaud et Genet n'ont pas cette chance, allant même jusqu'à créer des personnages pour rompre avec cette solitude permanente qui caractérisent leur vie, avec par exemple le personnage de Stilitano : « je savais déjà que Stilitano n'était qu'une création et qu'il n'appartenait qu'à moi que je la détruise ». Mais cette solitude est presque volontaire, car Genet semble se complaire dans le fait de trahir et d'être trahi à travers l'abandon, comme s'il cherchait à compenser l'abandon originel de sa naissance.
    Les trois narrateurs-personnages sont également victimes d'un certain mal-être qu'ils ressentent au plus profond d'eux-mêmes. Bien que le page impute cela aux « coups de la Fortune », Rimbaud et Genet n'y voient que la conséquence de leur nature profonde. Genet réécrit en quelque sorte son acte de naissance en se représentant comme prince des fleurs à cause de son nom, qui fait référence à la fleur de genêt, mais l’analogie prend une tournure baudelairienne car ces fleurs semblent devenir des « fleurs du mal ». Genet tente de se réinventer en créant sa propre Genèse afin de romancer sa condition. Pour Rimbaud, le seul moyen d'échapper à ce « mal de vivre » si persistant est l'écriture, comme il le confie dans sa lettre à Ernest Delahaye datant de mai 1873 lorsqu'il évoque la création d'Une saison en enfer : « Mon sort dépend de ce livre, pour lequel une demi-douzaine d'histoires atroces sont encore à inventer. » Chacun tente de trouver refuge dans une entité qui le dépasse, c'est pourquoi la notion de religion est très présente dans ces ouvrages malgré la réticence qu'ont les personnages à croire en un Dieu chrétien. Genet parle de son désir de se familiariser avec l'idée de Dieu, ce qui est paradoxal au vu du renversement des valeurs auquel on assiste, mais cela octroie au livre entier le statut de confession. Rimbaud va plus loin en écrivant une sorte de Bible qui lui est propre, comme cela est visible par ses éloges à Satan, mais la dimension biblique est aussi présente à travers l'usage du verset. Dans Illuminations, le poème en prose « Génie » met d'ailleurs en scène une sorte de divinité réinventée (« Il ne s'en ira pas, il ne redescendra pas d'un ciel […] Il nous a connus tous et nous a tous aimés. ») qui accepte en son sein tous les êtres humains, y compris les non-croyants.
 
    Il est surprenant de constater qu’il y a de nombreuses similitudes dans la façon dont se dépeignent les trois auteurs à travers leurs textes en prose. Tous trois sont soumis à l'errance, à la solitude, et sont attirés par la bassesse, la seule morale qui ait su leur offrir une place. Genet lui-même dit : « Abandonné par ma famille il me semblait déjà naturel d'aggraver cela par l'amour des garçons et cet amour par le vol, et le vol par le crime ou la complaisance au crime. Ainsi refusai-je décidément un monde qui m'avait refusé. » Une nouvelle morale se met en place, qui ne correspond en rien à celle du monde commun. La beauté elle-même est rejetée, propre à un monde qui a abandonné Genet et Rimbaud ; celui-ci la rejette dès le premier poème d'Une saison en enfer : « Un soir, j'ai assis la Beauté sur mes genoux. – Et je l'ai trouvée amère. – Et je l'ai injuriée. » Il la rejette tout au long du recueil afin de la redéfinir à son image, pour l'apprivoiser à nouveau dans « Alchimie du verbe » en supprimant la majuscule afin de la dégrader : « je sais aujourd'hui saluer la beauté. » Enfant abandonné ou fuyant, errant à travers l'Europe, grandissant entouré des êtres infâmes de la société ou avec une morale douteuse, les trois auteurs dressent à tous trois un portrait plus ou moins commun de leur condition, la prose étant le meilleur moyen d'y parvenir car elle se soumet plus librement au mouvement qui caractérise bien ces narrateurs-personnages. Baudelaire définit d'ailleurs le poème en prose comme « une prose poétique musicale, sans rythme et sans rime, assez souple et assez heurtée pour s'adapter au mouvement lyrique de l'âme, aux ondulations de la rêverie, aux soubresauts de la conscience. » La notion de poème est ici relative lorsqu'on évoque les œuvres de ces trois auteurs (Rimbaud brouille les pistes en parlant d’ « histoires » à propos des textes d’Une Saison en enfer), mais l'on ne peut nier que chacune possède une dimension poétique par le travail effectué sur la prose.
    Par ailleurs, la théâtralisation constitue aussi une dimension majeure de ces textes en prose, car le monde entier devient un théâtre où il est impossible de trouver une vérité, comme l'explique Marie-Claude Hubert dans L'Esthétique de Genet : Genet se travestit pour mieux voler et le page se met en scène dans le rôle de conteur, se plaçant ainsi en tant que personnage qui évolue à travers la répétition de ses erreurs. Comme le monde réel ne les admet pas, ils sont forcés de se créer un monde transgressif en marge du monde réel. Chacune de ces quatre œuvres parvient à créer un microcosme qui s'affranchit des règles de l'ancien monde afin d'être capable d'évoluer. C'est en cela que les trois narrateurs-personnages semblent être les fruits d'un destin similaire, placé sous le signe de la fatalité : Rimbaud, « dans ses visions folles, voit les réincarnations » (« Alchimie du verbe »). Genet et Rimbaud évoquent d'ailleurs tous deux le bagne, qui semble être la seule manière d'accéder au salut : ils se punissent d'exister en quelque sorte (« Mauvais sang » l'exprime assez bien, le « je » se présentant comme étant une « race inférieure »). De plus, la prose s'arrête dans son cheminement et ne connaît pas de suite, ni pour L'Hermite, qui avait promis une suite, ni pour Rimbaud, qui cesse d'écrire à l'âge de vingt ans, ni pour Genet, dont les « Affaires de mœurs » rejoignent les bancs des suites jamais écrites. Ces ruptures nettes sont peut-être des morts symboliques permettant d'accéder à un monde autre, de disparaître du monde commun pour rejoindre celui des bagnards et des miséreux, le seul qui soit garant de vérité, et qui n'est accessible que par eux. Grâce à l'écriture, chacun devient un « rossignol de la boue » d'après les termes de Tristan Corbière dans son poème « Le Crapaud », tiré de son recueil Les Amours jaunes.
 
 
Amandine Mémery
La prose, un voyage littéraire ?
 
    Au Ier siècle, Quintilien emploie le terme de “prose” pour définir une “forme de discours non assujetti aux règles de la poésie”. Premièrement symbole de liberté, la prose, au cours de l’histoire littéraire, perd de sa valeur face au vers, et devient le langage commun, “prosaïque”. Néanmoins, chez Arthur Rimbaud, Tristan l’Hermite et Jean Genet, la prose reprend son sens premier : entre rejet des conventions esthétiques et remise en question de la morale, les trois écrivains se libèrent des impératifs et se livrent ainsi à un véritable voyage littéraire.
    Penser la prose comme un voyage chez ces trois auteurs, c’est la penser d’abord au travers de la figure du vagabond et de l’omniprésence du “je” qui unit la prose et fait preuve d’un vécu raconté. Au-delà d’une véritable prouesse littéraire, c’est avant tout un réel périple spirituel que mènent les trois écrivains au travers de leurs œuvres. Par exemple, Rimbaud dans Une saison en Enfer, nous livre un témoignage sur sa vie, son errance et ses doutes par une reprise du mythe d’Orphée où le poète opère une catabase à la recherche de son art poétique. Sous la plume complexe et insaisissable de Rimbaud se cache un “je” fragile, brisé et déstructuré : en ce sens, Une saison en enfer est le récit d’une quête personnelle et spirituelle, résultat d’une crise identitaire que l’on pourrait définir par sa célèbre formule “je est un autre”, dans une de ses lettres à Georges Izambard. Cette crise du “je” se retrouve tout autant chez Tristan l’Hermite et Jean Genet que chez Rimbaud : Le Page disgracié et Journal du voleur sont deux œuvres retraçant l’enfance et l’adolescence des deux auteurs à la manière d’autobiographies pas tout à fait autobiographiques, mêlant des éléments du réel à un récit ambigu et énigmatique et dont la chronologie est souvent sens dessus-dessous. Chez Tristan L’Hermite, l’assemblage de petites scènes (souvent comiques ou merveilleuses) ajoute au récit une spontanéité propre au regard de l’enfant sur le monde et sa vie. Bien que l’on puisse lire Le Page disgracié avec légèreté tant les épisodes comiques sont fréquents, l’auteur nous livre avant tout l’histoire d’un enfant seul et errant, tiraillé entre savoir et folie, livres et jeux, et dont la mélancolie submerge le récit.
    Tandis que Rimbaud se livre à une découverte des Enfers, Tristan l’Hermite et Jean Genet, eux, partent à la découverte d’un monde qui les rejette, et dans lequel tous deux incarnent la criminalité. C’est d’ailleurs grâce à ses voyages et ses séjours en prison que Jean Genet découvre l’écriture, ses voyages lui permettant ainsi d’établir les fondements de sa poétique. Une chose est sûre chez les trois auteurs : le voyage constitue à la fois un refus et une remise en question des codes imposés par la société, mais aussi les prémisses d’une prose libérée des conventions littéraires.
    Le voyage littéraire par la prose ne s’arrête pas, chez les trois auteurs, à une quête identitaire et poétique, mais va jusqu’à la création complète d’un monde nouveau. Écrivains à la marge du monde, Arthur Rimbaud, Tristan l’Hermite et Jean Genet se consacrent à la dure tâche qu’est la création d’un monde selon leur propre éthique et leurs propres codes au travers de leur prose. Dans Journal du voleur, Jean Genet se livre à un véritable pèlerinage criminel, sur la route de la trahison, du vol et de l’homosexualité : “ainsi refusai-je décidément un monde qui m’avait refusé”, dit-il lui-même. Le Livre chez Jean Genet devient sa propre bible, celle dans laquelle il refuse toute bienséance et morale au profit d’une éthique subversive fondée sur le crime, l’homosexualité et la prostitution : “Héroisé, mon livre, devenu ma Genèse, contient – doit contenir – les commandements que je ne saurais transgresser”. Il fait donc de la souffrance, par exemple, l'essence même de la Beauté, (“Il faut que cet instant douloureux concoure à la beauté de ma vie, cet instant et tous les autres, [...] utilisant leur souffrance je me projette au ciel de l’esprit”). C’est d’ailleurs pour son écriture crue et son récit d’une sexualité dépravée et d’une criminalité exacerbée, que l’auteur rencontre de nombreux problèmes de publication. Pour ceux qui ne correspondent pas aux cases établies par la société, “écrire, c’est peut-être ce qu’il vous reste quand on est chassés du domaine de la parole donnée” (Jean Genet, entretien dans Le Nouvel Observateur du 2 octobre 1982).
    Ainsi, la prose des trois auteurs nous permet-elle de voyager dans un monde qui leur est propre, leur monde littéraire, monde qui répond à des normes et règles qu’ils ont eux-mêmes imposées. En lisant Journal du voleur, Le Page disgracié ou les textes de Rimbaud, le lecteur voyage et redécouvre le monde au travers de l'œil d’écrivains à la marge de la société. Parler de voyage littéraire lorsque l’on parle de la prose de ces trois auteurs prend tout son sens dans la mesure où le caractère subversif de leur prose permet au lecteur d’observer sous un angle nouveau et unique le monde qui l’entoure.
 
 
Emma Gauthier
La noblesse de la prose
 
    Dévalorisée durant de nombreuses années, la prose conquiert au cours du XIXe siècle sa place en poésie. Ce sont les écrivains romantiques, comme Aloysius Bertrand, à la recherche dans Gaspard de la nuit (1842) d’une forme poétique nouvelle qui permettrait d’échapper à la tyrannie du vers, qui sont les initiateurs de cette évolution. Baudelaire, dans son recueil Les Petits poèmes en prose (1869), sous-titré Le Spleen de Paris, porte ensuite le poème en prose à la connaissance d’un plus large public. Il sera suivi dans sa démarche de quête de modernité et de naturel par Rimbaud dans Une Saison en Enfer (1870).
    Rimbaud expérimente avec sa prose. Il joue sur la forme, tout en gardant toujours présents et vivaces les mêmes thèmes qui ont motivé ses premiers poèmes, du temps où il souhaitait être accueilli par ses aînés au sein du Parnasse. "Entre le Parnasse et la prose ?" est la formule qui traduit ce hiatus, cet intervalle inscrit dans le temps (1871-1873), tandis qu’il cherche à établir sa relation avec les différents thèmes qui servirent de canevas à l'évolution de son style. Le recueil Une Saison en enfer constitue le compte rendu de l'expérience de voyance annoncée dans la "Lettre du voyant", une prise de conscience d’une écriture encore hybride où prose et vers se mélangent en harmonie.
    Cette idée du mélange, de l’expérience est également présente dans l’œuvre de Tristan l’Hermite, Le Page disgracié. En effet l’auteur lui-même présente son livre comme un ouvrage dénué de style : « Je n’écris pas un poème illustre, où je me veuille introduire comme un Héros ; je trace une histoire déplorable, où je ne parais que comme un objet de pitié, et comme un jouet des passions, des astres et de la Fortune. » Pourtant il semble impossible de nier toute dimension de grâce à cette écriture. La prose du Page disgracié, tout en arborant le rythme irrégulier d’un énoncé non métrique, use ponctuellement de regroupements binaires et ternaires qui insinuent une harmonie discrète au sein de l’énoncé narratif. Selon Jean Serroy, ce que qui caractérise cette œuvre, c’est avant tout qu’elle est le lieu de la « naissance d’un écrivain » : « Des échecs sociaux, sentimentaux et existentiels successifs naît sinon une vocation, du moins une nécessité, celle d’écrire ». Cette nécessité d’écrire se retranscrit sur le plan du style. Les traits gracieux qui agrémentent les événements attirent l’attention du lecteur sur la manière propre d’un écrivain qui, en même temps qu’il raconte sa vie, expose les tours singuliers de son écriture.
    La prose de Jean Genet dans Journal du voleur, quant à elle, semble au contraire se perdre dans le temps. Dans Journal du voleur, le style fleuri choisi amplifie une prose poétique, où l’écrivain use des métaphores filées et du phénomène amplifié par la fréquence, le développement des images. Par un filage doublant la trame textuelle, la métaphore se révèle en outre un organisateur essentiel de textualité. Il n’y a pas de mise en scène de l’évolution de l’écrivain dans Journal du voleur, mais la revendication du statut de poète à travers la prose.
    Ainsi la prose est avant tout appréciable pour sa liberté d’écriture. Son aspect protéiforme permet aux écrivains de faire leur propre expérience du style et de retranscrire l’évolution de celui-ci. Les trois auteurs que nous avons étudiés ont contribué à donner à la prose ses lettres de noblesse poétique, eux qui ont écrit sur la noblesse de la marge.