Le roman d'apprentissage allemand
Une contribution au projet « Textes, Langues & Langages »
(Axe 1 : Savoir, apprendre, éduquer, 2020-21)
par Christina Zipper (Professeure d’Allemand)
et les élèves de Terminale Abibac
Tout comme pour les étudiants des classes préparatoires littéraires, les notions « savoir – apprendre – éduquer » furent au programme de la classe de Terminale Abibac cette année. Ainsi, deux rencontres ont été organisées entre élèves germanistes du second cycle et le groupe d’étudiants hellénistes de khâgne afin de se présenter leurs travaux mutuellement et d’approfondir leurs analyses ensemble.
Au terme de ce projet, les élèves d’Abibac ont réalisé le présent article sous forme d’une écriture collaborative. Il s’appuie sur l’étude de trois œuvres majeures allemandes du roman d’apprentissage (Bildungsroman), étudiées en classe.
Johann Wolfgang von Goethe, Wilhelm Meisters Lehrjahre (1796)
Le personnage principal est un jeune homme que sa classe sociale destine au métier de commerçant. Mais Wilhelm découvre qu’il est passionné par le théâtre, et quitte sa famille pour se consacrer à sa vie d’acteur. Cependant, il se rend compte qu’il n’a pas de talent particulier et accepte avec difficulté son erreur. Il revient alors sur son choix, abandonne son rêve et décide de suivre la voie qui lui était destinée : être commerçant.
Thomas Mann, Tonio Kröger (1903)
Ce roman suit la vie du jeune homme qui donne son nom à la nouvelle. Tonio Kröger est tiraillé entre les deux mondes que représentent ses parents. Entre la légèreté de sa mère et la froideur de son père, le garçon peine à s’épanouir, à trouver sa voie, son identité, et à croire en l’amour.
Hermann Hesse, Demian (1919)
Le lecteur suit l’évolution du jeune Sinclair, qui a grandi dans une famille catholique et stricte. Dans le courant de sa puberté, il se pose des questions et décide de trouver une figure qui l’aidera à découvrir qui il est. Son maître Pistorius et son ami Demian l’accompagnent dans cette quête et l’aident à s’émanciper. Ils le conseillent d’écouter ses pulsions, de les analyser et de les suivre. Le chemin se fait rude et long, mais seuls les plus déterminés et courageux en voient l’aboutissement.
PLAN
Introduction
I Contextualisation
a) Contexte historique et intellectuel de son apparition
b) La thèse de Thomas Mann
c) La dualité
II Construction de soi par les agents éducatifs
a) Le rôle des institutions
b) Le rôle des parents
c) Le rôle du maître
III La quête de soi-même
a) Les découvertes des passions
b) Les expériences dans la douleur
c) La maturité
Conclusion
Introduction
Dans l’insouciance de notre jeunesse en période lycéenne, beaucoup se posent l’ultime question : qui suis-je ? Pour quoi suis-je fait ? Qu’est ce qui me définit?
Dans cette recherche perpétuelle de notre nous, de notre identité, apparaissent des livres de développement personnel, basés sur des conseils, apparemment clés de notre épanouissement. Pourtant si ce genre littéraire semble imploser depuis quelques années, il existe depuis plus d’un siècle un type de roman retraçant la vie de jeunes, qui comme nous, ne savent qui devenir, ne savent qui être.
Le Bildungsroman, « roman d’apprentissage » en français, est un genre littéraire apparu à la fin du XVIIIe siècle en Allemagne. D’après E. L. Stahls, le mot Bildung serait une traduction du mot latin formare qui signifie « façonner » ou « former ». Die Bildung serait donc « la formation ». Elle sous-entend trois significations : wissen, lernen, erziehen, « savoir, apprendre, éduquer », respectivement le fait d’être cultivé ou d’avoir de la culture générale, l’apprentissage, et l’éducation en tant que formation des enfants.
Trois auteurs allemands peuvent illustrer le genre du roman d’apprentissage : Johann Wolfgang von Goethe, auteur de Wilhelm Meisters Lehrjahre (Les années d’apprentissage de Wilhelm Meister), écrit entre 1795 et 1796, Hermann Hesse, détenteur du prix Nobel de littérature et auteur de Demian, paru en 1919 et Thomas Mann, considéré comme un auteur majeur de la première moitié du XXe siècle, titulaire lui aussi du prix Nobel de littérature. Son roman d’apprentissage le plus reconnu est Der Zauberberg (La Montagne magique), publié en 1924.
Mais comment le roman d’apprentissage permet-il de mettre en lumière les étapes majeures de la quête et de la construction de soi ?
En premier lieu, nous préciserons ce qu’est le roman d’apprentissage, ainsi que ses caractéristiques. Ensuite, nous traiterons des différents éléments qui amènent à la construction de soi, qu’il s'agisse du rôle de l’institution, des parents ou bien du maître. Enfin, nous verrons comment s’effectue la recherche identitaire du héros, à travers des découvertes et l'expérience de l’échec.
Théo Gauthier
I Contextualisation
a) Contexte historique et intellectuel de son apparition
Le « Bildungsroman » allemand se distingue des romans d’apprentissage des littératures française et anglophone, par exemple, dans sa forme qui s’est notamment développée autour de 1900. Thomas Mann considère le genre comme une “spécialité” allemande correspondant à la mentalité du peuple allemand, caractérisée par une forte intériorité. En effet, la réflexion sur des thématiques spirituelles comme l’intériorité, l’âme et les pulsions est caractéristique de la littérature allemande plus que française, mais aussi de l’époque. Nous le voyons notamment dans Der Wille zur Macht (« Volonté de puissance ») de Nietzsche ou Drei Abhandlungen zur Sexualtheorie (« Trois essais sur la théorie de la sexualité ») de Freud, qui traitent tous deux des concepts de pulsions. Le roman d’apprentissage français, lui, est plus centré sur l’ascension sociale et non spirituelle.
L’évolution de la signification du mot Bildung (« formation ») témoigne de l’évolution de la société. Au Moyen-Age, l’éducation était assurée par l’Eglise et de ce fait, fortement axée sur la religion. L’individu se définissait par son travail et une position sociale déterminée (seulement trois ordres). Il n’était pas libre d’évoluer individuellement et se fondait dans la masse. L’idée de jouer un rôle dans l’ordre social lui suffisait et lui apportait la sécurité.
Cependant, vers la fin du XVIIIe siècle, avec l’avènement du capitalisme, l’industrialisation et l’urbanisation, l’individu se libère et devient maître de son destin. La famille et la religion perdent de l’influence. Il développe son individualité, ses capacités intellectuelles et affectives ainsi que ses désirs et aspirations. Ce faisant, il perd le sentiment d’appartenance à un groupe, sa position sociale déterminée et la sécurité qui en résultait. Il lui faut désormais trouver son rôle dans la société, chercher un but à son existence et c’est là tout le concept du Bildungsroman, qui tourne autour d’une question centrale : « qui suis-je ? ».
Thelma Cibert
b) Thèse de Thomas Mann
La société du XIXe siècle est marquée par une dualité que l’on retrouve chez l’auteur Thomas Mann. Il écrit en 1918, en réponse à son frère Heinrich Mann, démocrate, un texte intitulé Betrachtungen eines Unpolitischen (Considérations d’un apolitique). Son frère y fait l’éloge de Zola et du régime démocratique français, qu’il définit comme « ein Geschenk der Niederlage » (« un cadeau de la défaite »). La défaite représente ici la fin de l’Empire français de Napoléon III en 1871.
Thomas Mann soutient le contraire et cherche à démontrer l’opposition entre la mentalité du peuple français (et en général celle des peuples occidentaux) et celle du peuple allemand. D’après lui, l’être (Wesen) allemand est caractérisé par une intériorité forte, tandis que l’être français suit un mouvement, le reste du peuple, et ne s’intéresse pas à la découverte de sa propre identité mais s’identifie à des valeurs communes. L’être allemand est donc symbolisé par l’esprit, la culture, l’âme, la liberté et l’art, domaines qui caractérisent la recherche de soi. De son côté, l’être français est tourné vers la politique, la civilisation, la société, le droit de vote et la littérature. Une réelle opposition apparaît donc, une dualité, entre ces deux sociétés opposées.
Celle-ci est mise en relief par Thomas Mann qui dit que le peuple allemand n’est non seulement pas une démocratie, mais qu’il ne pourrait jamais le devenir. En effet, si le peuple n’aime pas la politique, comment pourrait-il aimer la démocratie ? Thomas Mann affirme : « Ich hasse die Demokratie… und damit hasse ich die Politik, denn das ist dasselbe » (« Je hais la démocratie… et avec je hais la politique, car c’est la même chose. ») De plus, le peuple allemand se soumettrait volontairement à des autorités, les revendiquerait même, alors pourquoi chercher à s’en éloigner en choisissant la démocratie ? Il finit par affirmer que c’est la politique elle-même qui a eu pour conséquence la perte de pouvoir de la France, elle serait incompatible avec une bonne gestion d’un État.
Cette dualité dans la société n’est pas seulement symbolique de l’époque, mais marque aussi le Bildungsroman lui-même. En effet, elle nous amène aussi vers des dualités entre la sphère privée (famille, proches) et la sphère publique (la vie en société), tout en incluant ses faces cachées, voire interdites.
Juliette Renaut-Defren
c) Dualité
En effet, le héros d’un Bildungsroman, très souvent un jeune garçon, va chercher à se trouver et à se découvrir. Le passage de l’enfance à l’âge adulte est primordial et source d’interrogation pour le protagoniste. Cette transition est représentée par une dualité qui bouleverse le héros. La dualité est une coexistence de deux éléments de nature opposés, ce qui se reflète dans la figure stylistique de l’antithèse. Dans un roman d’apprentissage, elle est représentée par deux mondes : le premier correspond à un monde socialement admis, qui correspond au critère du « bon » et du « normal », le second à l’inverse sera le monde de l’interdit, rejeté par une partie de la société, un « mauvais » monde.
Le monde du « bien » est celui dans lequel les parents jouent un rôle important pour le personnage. C’est le Vaterland, littéralement « le monde du père ». Il est caractérisé par l’insouciance de l’enfance, la sûreté, l’amour et donne un exemple à suivre. Chez Hesse, Sinclair décrit ce monde comme étant bien ordonné, tout y est clair et prévisible ; Sinclair utilise la figure de l’ombrelle de sa mère et du chapeau de son père. Chez Thomas Mann, ce monde s’apparente pour Tonio Kröger à la rigueur, à l’image de son père strict. Le personnage doit se comporter convenablement aux yeux de la société, respecter les règles. Cela rappelle aussi l’enfance de Wilhelm dans le texte de Goethe. Celui-ci grandit dans une famille bourgeoise, et son avenir est déjà tracé, il ne doit pas sortir des sentiers battus. Ce sont ses parents qui le guident. Le monde du « bien », celui de l’enfance, comprend aussi l’école et la religion, celles-ci enseignent de façon socialement correcte et rigoureuse.
En opposition avec le monde du « bien », le personnage principal va prendre son indépendance dans le « mauvais » monde. Ce monde-là est découvert à l’adolescence car le protagoniste en est tenu le plus éloigné possible pendant son enfance. Il est abordé de manière très négative pour le dissuader de s’y aventurer, étant lié au danger, au scandale, à l'interdit, ce qui le rend paradoxalement attirant. Ce monde semble gouverné par le péché comme le montre le chapitre intitulé Le péché originel. Sinclair y fait un parallèle entre le vol d’une pomme qu’il invente pour s’intégrer dans un groupe de garçons, et le récit biblique d'Adam et Eve. Il fait référence à Adam qui croque dans la pomme ce qui marque le premier péché et le bannissement du couple de l’Eden. Ce détournement, cette émancipation des valeurs religieuses marque l’entrée de Sinclair dans l’autre monde. Cette chute dans le péché fait écho à la vie de Tonio Kröger après sa sortie de l’école. En effet, il tombe dans la débauche et la paresse et semble s’y aventurer de plus en plus comme Sinclair qui délaisse peu à peu le « bon » monde.
Mais ce monde n’a pas que des aspects négatifs. Il permet au personnage de découvrir vraiment le monde qui l’entoure ainsi que de se découvrir lui-même : c’est la signification du mot Selbstfindung en allemand. En découvrant une autre facette du monde, le héros s'interroge et dépasse son opinion initiale, il se remet en question et acquiert une certaine ouverture d’esprit en prenant conscience que tout n’est pas que blanc ou noir. Les deux mondes sont mélangés, comme en témoigne la servante de Sinclair qui vit chez lui (personnage extérieur qui fait entrer le « monde interdit » dans l’univers protégé du Vaterhaus), ou encore les parents de Tonio Kröger dont le père représente le « bon » monde et la mère le « mauvais ». Ces deux mondes si différents créent un réel obstacle au bon développement de l’individu, qui a besoin de stabilité.
Daphnée Vuilleumier & Pauline Tolomio
II Construction de soi par les agents éducatifs
a) Rôle de l’institution
La construction d’un individu s’effectue en partie par les institutions telles que l’école ou la religion.
Dans ses débuts, l'école se contentait de transmettre des connaissances. Aujourd’hui, en plus d'une instruction, elle se doit de délivrer une éducation, d’enseigner des valeurs morales et éthiques. Elle doit permettre le développement de l’intelligence, du physique mais aussi de la personnalité et de l’identité des élèves. Elle joue donc un rôle important dans la construction de l’individu. En 1919, lors de la parution de Demian de Hesse, l’éducation ne semble pas remplir ce second rôle. En effet, l’école ne délivre qu’une instruction religieuse, enseignant sur Dieu et les péchés. Elle fait figure d’autorité : les élèves ont des places attribuées, ils obéissent, il n’y a pas de place pour l'individualité. De plus, l’école apparaît comme un chemin déjà tout tracé, plus qu’un lieu de développement identitaire. Le personnage de Tonio Kröger dans le roman du même nom de Mann soulève le même problème. Il affirme apprendre plus grâce à ces expériences personnelles que grâce à l’école. Il porte donc peu d’intérêt pour cet enseignement incomplet, comme le montre le début symbolique du texte : « die Schule war aus » (« l’école était finie »).
Dans le roman d'apprentissage, le héros est également influencé par la religion. Celle-ci présente la notion du bien et du mal. Certains auteurs comme Hesse s’appuient sur des références bibliques dans leurs romans car connues de tous. Elles sont cependant souvent critiquées par le héros qui les remet en question. Ainsi, dans Demian, Sinclair est amené à s’interroger sur une interprétation différente de la marque de Caïn. Selon Demian, elle ne serait pas celle d’un meurtrier, mais un signe distinctif de courage et d’individualité. En s’affranchissant ainsi de l’opinion commune, Demian montre qu’il s’agit finalement de trouver un équilibre, de se forger seul une opinion en prenant en considération que le monde n’est pas « tout noir ou tout blanc ». Hesse utilise ensuite une autre référence biblique, celle du péché originel, rapportée au mensonge, au faux vol d’une pomme. Cette comparaison témoigne d’un apprentissage par la religion, des notions de bien, de mal, de tentation et de péché, dont Sinclair va se détourner.
C’est donc au sein de ces institutions que l’individu va se construire, en intégrant des valeurs acquises. Celles-ci l’aideront à affronter le monde extérieur et y porter un premier regard critique. Par la suite, il peut remettre en question ces valeurs et y trouver des incohérences. C’est cette émancipation qui l’aide à construire son identité et sa vision personnelle du monde.
Emeline Scheurer
b) Rôle des parents
L’individu se construit majoritairement dans sa famille. En sociologie, on parle de la socialisation familiale. L’individu intègre les valeurs et les normes de ses parents, il se construit par rapport à eux. C’est en grandissant qu’il apprend à remettre en question cet apprentissage et à se forger sa propre opinion.
Chez Goethe, dans Wilhelm Meisters Lehrjahre, les parents de Wilhelm souhaitent qu’il reprenne l’entreprise familiale en devenant marchand. C’est un métier conventionnel, financièrement sûr et qui offre un statut social convenable. Mais Wilhelm s’oppose à ce projet et aspire à devenir acteur, un métier plus libre, propre à l’expression et à l’aventure, mais aussi plus incertain. Ses parents ne soutiennent pas cet avenir, ce qui est un thème récurrent dans le roman d’apprentissage : l’incompréhension du monde face aux fantasmes et aux rêves du jeune individu. Deux mondes s’opposent ici : celui des normes et désirs parentaux contre les aspirations de l’adolescent.
Chez Hesse, dans Demian, la famille et l’extérieur constituent deux mondes distincts :
La maison familiale (Vaterhaus) est associée à la clarté, la sécurité, l’amour pur, l’ordre, le devoir et les valeurs bibliques. Dans ce monde, le chemin est tout tracé : l’individu se doit de vivre en accord avec la religion afin d’accéder au Paradis. L’extérieur est associé à l’ombre, le danger, la sexualité, l’interdit, le mal et la violence. Dans ce monde-là règnent l’incertitude et l’aventure. L’individu a la possibilité de découvrir par lui-même ce qu’il veut faire de sa vie, d’expérimenter, d’apprendre et de se forger sa propre opinion en remettant en question l’apprentissage familial.
Chez Mann, dans Tonio Kröger, Tonio est confronté aux deux mondes de ses parents. Leurs personnalités mais aussi le manque d’amour compliquent la construction de son identité. Sa mère est une femme fougueuse, passionnée et musicienne. Tonio a hérité de sa passion pour l’art en devenant écrivain. Son père est un homme sévère, conservateur, bourgeois. Tonio a hérité de lui la culpabilité car sa vie de débauche s’oppose à celle ordonnée de son père. Le désintérêt de sa mère et la froideur de son père ont conduit Tonio à souffrir en amour. Il mène une vie sexuelle dénuée de tout sentiment et dit que son cœur est mort : il n’est plus capable d’aimer, mais refuse aussi de ressentir l’amour car ce sentiment est lié à la souffrance pour lui. Les influences opposées de ses parents se retrouvent dans la dualité de son identité : la passion pour l’art et l’absence d’amour pour autrui.
Finalement, on s’aperçoit que l’individu tend à s’éloigner de sa famille qui perd donc de son influence. De ce fait, il se tourne souvent vers un personnage extérieur, un ami, un maître.
Manon Thouvard
c) Rôle d’un maître
Si le chemin vers l’extérieur se fait souvent seul, la présence de personnages extérieurs est souvent requise pour aider le narrateur dans sa quête de soi.
Chez Goethe, dans Wilhelm Meisters Lehrjahre, Marianne joue un rôle central dans l’émancipation de Wilhelm. Sa main tendue, symbole d’amour et de liberté, semble lui donner des ailes, le courage de quitter sa famille, de s’affirmer, de sortir d’un quotidien morose qui l’ennuie et ne lui convient pas.
Chez Hesse, ce sont Demian (un camarade de classe) et Pistorius (un musicien) qui interviennent dans la vie du personnage principal Sinclair. Demian est un personnage plutôt différent de Sinclair. Il est audacieux, il a développé une pensée qui lui est propre et qu’il affirme. C’est lui qui va pousser Sinclair à la réflexion, à la remise en question, à une pensée critique et personnelle. Ainsi, dans le chapitre Kainsmal (marque de Caïn), Demian propose sa propre interprétation de l’histoire biblique. Caïn serait rejeté par ses pairs pour sa pensée trop différente, et sa marque ne serait pas le témoignage du mal mais plutôt un signe de distinction entre lui, un courageux, et les autres, que Demian juge faibles. Demian représente aussi l’idée de la volonté qui s’exprime notamment par la puissance de son regard. Dans le chapitre Der Schächer (le larron), il décide en effet de changer de place en classe alors que c’est interdit. Il expose le fait que rien n’est impossible si on le veut vraiment, les limites ne sont pas celles de la société mais bien celles que nous nous imposons à nous-mêmes. Il ajoute que rien n’est immuable et que les changements peuvent s’opérer uniquement grâce à la volonté de vouloir penser par soi-même. Il déplore également le manque d’individualité et le fait que les gens restent dans leur confort au lieu de réfléchir par leurs propres moyens. En allemand, on parle de Herdenbildung (la formation de troupeau) qui fait référence aux moutons de Panurge.
Pistorius, lui, va pousser Sinclair à vivre ses rêves. Il l’oriente en lui expliquant que les deux mondes qui l’entourent font tous les deux partie intégrante de lui et qu’il doit les accepter et non les rejeter ou les refouler. Il expose lui aussi l’idée que toute vérité est relative.
Le rôle de ces personnages peut s’apparenter au rôle du maître qu’a Socrate face à Alcibiade. Alcibiade et Sinclair ne se connaissent pas eux-mêmes et tous deux doivent apprendre à raisonner pour mieux se connaître et comprendre le monde alentour. Ils reçoivent tous les deux l’aide de personnes plus sages qu’eux ce qui leur permet d’avancer dans leurs entreprises respectives. Cependant ces personnages ne sont là que pour leur donner des pistes, des conseils, les mettre sur la bonne voie ou, comme Marianne, donner le courage de commencer ce long chemin, qui est ensuite caractérisé par la solitude. On pourrait dire qu’ils permettent à cette quête de soi-même (« Selbstfindung ») de commencer...
Marion Lahitte
III Quête de soi-même
Le mot Sehnsucht est propre à la langue allemande et central dans le Bildungsroman car il définit la quête de l’individu. Il est généralement traduit en français par « aspiration, langueur, nostalgie ». C’est un sentiment ni foncièrement négatif ni positif : il représente un objet du désir inaccessible et qu'il n'est pas forcément souhaitable d'atteindre. C'est une émotion en rapport avec une certaine incomplétude et qui est décrite comme une quête individuelle du bonheur se heurtant à la réalité de souhaits non satisfaits.
a) Découvertes
Dans le Bildungsroman, le parcours du héros en quête de lui-même est rythmé par des découvertes aussi nombreuses que variées. Ainsi, il s’ouvre dès la puberté à un tout nouveau monde ; de nouvelles expériences et de nouvelles considérations s’offrent à lui.
Dans son enfance, le héros naïf et crédule évolue dans le monde de ses parents. C’est un monde plein de chaleur, de clarté et de sécurité : le héros s’y sent protégé. Néanmoins, cette sécurité découle d’un cadre strict, le monde des parents reste fermé sur lui-même et très linéaire. Le héros, dans son petit univers, est bien souvent entouré du respect et de l’amour de ses parents.
Mais dès l’adolescence, un basculement s’effectue dans la vie de l’individu : il découvre un nouveau monde, dont la noirceur et la violence s’opposent de manière abrupte à l’environnement de son enfance. Le héros va alors découvrir et expérimenter le mal, de nouveaux interdits. Cependant, ces interdits se parent d’un certain mystère, rendant ce nouveau monde peut-être effrayant, mais aussi très captivant et source de fascination. L’individu quittant le monde de ses parents - sécuritaire, certes, mais aussi très cadré - peut enfin goûter à la liberté, prendre des décisions et expérimenter par lui-même, se chercher et se découvrir.
De plus, le héros, qui jusque-là n’avait connu que l’amour rassurant de ses parents, va faire la découverte de l’amour et de sa sexualité. Cela se rapporte donc à des découvertes plutôt intimes, mais qui passent également par l’autre, dans un univers à la fois effrayant et attrayant.
La construction de l’identité, et de l’identité sexuelle, si elle est en effet un cheminement personnel, n’est pas seulement une action solitaire qui renvoie le héros sans cesse à lui-même. Les expériences de l’amour, de la sexualité et du passage vers l’âge adulte sont aussi interactives, mettant l’individu en relation avec d’autres personnes.
Ces découvertes ont donc deux aspects à la fois opposés et complémentaires : des expériences très intimes et propres au héros et sa sensibilité, et des expériences qui passent par l’interaction avec l’autre ou par le regard de l’autre.
Ceci, par ses nouvelles perspectives, s’accompagne d’euphorie et de passion. L’apprentissage de la vie du héros est donc maintenant relatif à ses désirs, ses envies. Ainsi, il progresse d’un monde à l’autre, dans une évolution constante. Ce cheminement évolutif et cette expérimentation du monde sont des aspects centraux du Bildungsroman. L’individu progresse vers un idéal de l’adulte accompli et acquiert de la maturité, et ce faisant, se forge une conception de la vie.
Cependant, ces découvertes, par leurs nouvelles perspectives, sont euphoriques pour l’individu, mais elles s’accompagnent aussi d’une déconvenue et d’échecs qui succèdent à la passion.
Marie Larricq
b) Expériences
Cette nouvelle vie qui s’offre au jeune personnage, d’abord faite de passion, d’euphorie et de légèreté, leur réserve également peine et souffrance. Ce sentiment est d’ailleurs présent dans tous les romans d’apprentissage et ce sous diverses formes.
Chez Goethe, la souffrance naît de l’échec. Dans son œuvre Wilhelm Meisters Lehrjahre, Wilhelm ne parvient pas à surmonter les épreuves sur sa route. Dans un premier temps, il s’essaie en tant qu’artiste dans le domaine du théâtre et de l’écriture. Il échoue malheureusement en raison d’un jeu théâtral insuffisant, et d’écrits, notamment de vers, décevants. Cet échec le ramène à la réalité, lui fait prendre conscience que sa vocation de virtuose n’est fondée que sur un rêve d’enfant, une utopie. Cette prise de conscience est douloureuse, et l’abandon de son rêve l’est tout autant. Wilhelm accepte finalement d’y renoncer pour reprendre l’entreprise familiale en devenant marchand. L’abandon de cette vie rêvée ne fut pas le seul. En effet, l’incompréhension de son choix, du côté de sa famille, amène une autre forme de souffrance, un nouvel abandon, qui cette fois-ci s’exprime physiquement.
L’incompréhension familiale comme source de souffrance se retrouve aussi dans Demian de Hesse. Le personnage principal, Sinclair, est élevé dans une famille très pieuse dans laquelle la sexualité est perçue comme un péché et qui n’est jamais évoquée. Comme pour Wilhelm, Sinclair fait face au déni et à l’abandon de ses parents qui ne l’accompagnent pas dans les étapes importantes de la vie, à savoir ici la puberté. Il en résulte de la peur et de la mauvaise conscience qui génèrent de la souffrance, celle de voir son corps changer. De plus, c’est grâce à son maître Pistorius qu’il décide de suivre ses rêves et de s’affranchir du cercle familial. Mais grandir est une épreuve longue et douloureuse. Se détacher des autres, pour suivre sa propre voie, demande beaucoup de courage et les obstacles sont nombreux. C’est au prix de la souffrance que l’individu grandit, se découvre et construit son identité.
Il en est de même chez Mann, dans Tonio Kröger. La bisexualité de ce dernier n’est pas acceptée par sa famille et de ce rejet naît la souffrance mais aussi la honte : celle de ne pas être comme les autres. A cause du manque d’amour de ses parents et du rejet de son ami Hans, Tonio se forge aussi une vision de l’amour synonyme de souffrance. Ses relations sont uniquement sexuelles, son cœur est mort : on peut parler d’échec en amour.
Le chemin de la découverte de soi-même prend beaucoup de temps, peut prendre toute une vie, voire ne jamais se conclure. La souffrance des expériences est inévitable, car elles permettent à l’individu de se construire. Rejeté par sa famille, confronté au doute et à l’échec, l’individu se construit seul, car personne ne peut mieux le comprendre que lui-même.
Alicia Guigue
c) Maturité
Cette confrontation à l’échec va conduire le personnage vers la maturité. La maturité, en allemand « Reife », désigne l’étape ultime d'un processus de croissance, un épanouissement physiologique et psychologique d'un être humain correspondant généralement à l'âge adulte.
Ici, le héros, après avoir acquis un certain savoir et abandonné certaines de ses ambitions, devient un être plus complet, réfléchissant par lui-même et ayant pris du recul. Il accepte alors ses défauts et son incapacité à faire certaines choses. En effet, le personnage principal se rend compte de ses erreurs : il revient sur terre.
Il va notamment développer son esprit critique, lui permettant de se détacher de la masse en se forgeant une opinion. Il va décider lui-même de ce qui est bien ou mal. On peut ici associer ce comportement à l’injonction sapere aude qui signifie « ose penser/savoir » en latin ou encore « Aie le courage de te servir de ta propre intelligence » (I. Kant).
A l’issue de cette réflexion mature, le personnage trouve non seulement sa place dans la société mais aussi une forme d'intériorité. Il trouve alors un sens à sa vie. Par exemple, dans Demian de Hesse, le héros remet en question ses apprentissages : ceux de l’école (dans les textes : Kraft des Willens, das Kainsmal, Seine Träume leben). Par ailleurs, dans Wilhelm Meisters Lehrjahre de Goethe, le personnage Wilhelm renonce à ses rêves pour un statut social. En effet, après avoir quitté son foyer puis tenté une carrière dans le théâtre, il suit finalement la voie qui lui a été prédestinée par sa classe sociale : être marchand. Ces événements lui ont permis d’atteindre la maturité et de trouver une signification à son existence. « Wilhelm hatte sich in diesem Falle befunden » : il s’était trouvé dans ce cas. Pour Tonio Kröger, la passion le rend lucide et clairvoyant, surtout dans le domaine de l’écriture et du travail.
Cette acquisition de maturité agit comme un dévoilement philosophique : alêtheia en grec. Dans l'Allégorie de la caverne de Platon (Livre VII de La République), on parle de prisonniers enchaînés au fond de la caverne. Après un long effort intellectuel, ils perdent leurs illusions et découvrent le monde. Leurs croyances sont détruites et leur perception sensible devient quantitative et raisonnée. Ils découvrent alors qu’ils n’en savent que très peu : on peut alors parler d’ignorance positive.
Pareillement, Aristote définissait deux types de connaissance : d’une part a priori, c'est-à-dire la connaissance au début et commune à tous, lorsque l’on pense tout savoir. D’autre part a posteriori (après l'expérience) désigne la connaissance après s’être posé de nombreuses questions, menant à une perte des illusions (tout comme dans l’Allégorie de la caverne).
Kawthar Tazine & Lionel Henry
Conclusion
Pour conclure, qu’est-ce que le Bildungsroman ? Il a en effet plusieurs définitions, et trois auteurs différents ont permis de dévoiler toutes ses facettes. Apparu au XVIIIe siècle durant l’industrialisation, le Bildungsroman traite tout d’abord de la formation et la recherche intellectuelle et sociale de soi, avec le développement du sentiment d’individualité comme l’on peut le voir chez Goethe.
Au XXe siècle, c’est dans un contexte plus politique, avec une société partagée en deux mentalités, que le Bildungsroman se développe, notamment avec Thomas Mann et sa thèse opposant le régime français et allemand. Cette dualité se traduit donc dans le roman d’apprentissage allemand lui-même, impliquant la naissance d’une opposition entre deux mondes. Le personnage principal du Bildungsroman doit apprendre à se construire dans un univers partagé, où son éducation elle-même sera source de problèmes.
Sous la forte influence de la religion lui inculquant des valeurs morales de bien et de mal, le personnage sera tout de même mis à rude épreuve et devra faire face à des difficultés et des échecs, et il en souffrira. Cependant, cela lui permettra de se construire et de faire des découvertes. Pour cela, il sera guidé par ses parents, ou par un personnage extérieur vers la quête de soi. De plus, tout n’est pas que négatif et le personnage rencontrera des moments d’euphorie et de passion. Le but du Bildungsroman est que le protagoniste accède grâce à la Sehnsucht à la maturité, afin de s’intégrer par la suite dans la société. Mais parfois, des troubles identitaires apparaissent, bien que le but ultime semblât atteint. Par exemple Ruhm (Gloire), de Daniel Kehlmann, paru en 2009, est un roman divisé en neuf histoires qui, pour autant, possèdent un dénominateur commun : une identité fragmentée. En effet, par sa forme kaléidoscopique, Ruhm dévie le fil conducteur pourtant très ancré dans le Bildungsroman. De plus, lui qui amène l’enfant tiraillé pendant son développement à la quête de soi, Ruhm présente au contraire des adultes en apparence déjà construits, alors que ce sont des individus qui perdent leur identité. Cette faille est causée soit par l’omniprésence de la technologie, soit par l’absence de l’autre, de son regard.
Natacha Néant & Lucie Laborde