Réinterpréter Parménide
Une contribution au projet "Textes, Langues & Langages"
par Vincent Renault (Professeur de Philosophie HK / KH)
Dans Le Mot et l’Objet, le philosophe américain Willard Van Orman Quine imagine un ethnolinguiste qui, face à une langue entièrement inconnue, doit interpréter une parole : « gavagai », toujours prononcée en présence de lapins. Doit-il traduire « gavagai » par « un lapin », ou par « une exemplification de la lapinité », ou encore par « un segment de lapin » ? Et si « gavagai » exprimait un sentiment éveillé par la présence de lapins ? Dans cette situation de « traduction radicale », il est possible d’élaborer plusieurs théories parfaitement cohérentes de la langue, mais qui se contrediront entre elles sans qu’il existe aucune possibilité d’arbitrage. Et surtout, une chose est certaine : le traducteur ne pourra jamais prétendre posséder la clé absolue de la traduction juste.
Le rapprochement de cette situation avec l’interprétation des fragments conservés de ce qu’on appelle le Poème de Parménide, penseur « présocratique » du vie siècle, peut sembler doublement boiteux. Premièrement, ses textes sont en grec. Leur interprète les aborde donc armé de moyens de serrer au plus près la juste manière d’en transformer les énoncés originaux en énoncés intelligibles dans sa langue, puisqu’il existe des grammaires et dictionnaires éprouvés, et surtout des hellénistes, dont c’est le rôle de garantir la validité des métamorphoses translinguistiques que sont les « traductions ». Deuxièmement, il s’agit moins ici de maîtriser un comportement linguistique, que de mieux comprendre les raisons d’un discours dont il semble qu’on comprenne, sinon toujours exactement les énoncés, du moins l’intention globale : une pensée générale de l’être ou du monde. Interpréter Parménide, ce serait avant tout surmonter les difficultés posées par le caractère fragmentaire du texte. Est-ce le cas ? Ne se pourrait-il pas que nous ayons affaire à une œuvre dont le sens, l’intention et même la nature soient tout autres que ceux qu’une interprétation classique lui attribue en vertu de présupposés réputés évidents ?
Rappelons ces présupposés. En 19 fragments totalisant 150 vers transmis par divers auteurs anciens, nous assistons à l’initiation, par « la déesse », d’un jeune homme à la voie de la vérité, « celle du ‘il est’ (ἔστιν / estin) »[1], ou encore « [la voie] qu’il est et qu’il ne peut non être (ἡ μὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι / hè men hopôs estin te kai hôs ouk esti mè einai) »[2]. La déesse enjoint inversement à l’initié de se tenir à l’écart de toute pensée ou discours posant « qu’il n’est pas, et qu’il est nécessaire au surplus qu’existe le non-être (ὡς οὐκ ἔστιν τε καὶ ὡς χρεών ἐστι μὴ εἶναι / hôs ouk estin te kai hôs khreôn esti mè einai) »[3], ce qui implique notamment de refuser de dire que sera un jour quoi que ce soit qui n’est pas encore venu à l’existence, ou encore que ne sera plus ou n’était pas autrefois ce qui existe maintenant. La voie du « il est », il faut également bien la distinguer de « l’opinion des mortels (βροτῶν δόξας / brotôn doxas) »[4], discours qui pose deux principes contraires comme source du monde, « le feu éthéré de la flamme » et « la nuit sans clarté »[5].
Voici donc le présupposé fondamental et ininterrogé de l’interprétation classique des fragments de Parménide : nous retrouverions en eux, ramenée à sa plus simple expression, la leçon inaugurale de l’ontologie, selon laquelle ne peut être dit « être » que ce qui demeure identique à soi-même. Serait fermement posée l’impossibilité du devenir, cet impensable passage du non-être à l’être ou de l’être au non-être, d’où l’assez énigmatique énoncé selon lequel « même chose sont et le penser et l’être (τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι / to gar auto noein estin te kai einai) », où il semble loisible d’entendre que la pensée ne peut proprement penser que l’identité de l’être à lui-même[6].
Nous allons pourtant suivre une série de lectures particulières des fragments de Parménide, qui ont en commun d’ébranler cette tradition interprétative. Qu’il s’agisse en effet de Jean Beaufret, qui change radicalement la question à poser au texte en dénonçant comme illusoire la prétendue distinction parménidienne entre voie de la vérité et voie de l’opinion[7], de Barbara Cassin qui invite à penser le Poème comme récit, au rebours de toute lecture saisissant ce texte comme jalon de l’abandon du mythe pour la raison[8], ou encore de Magali Année qui accentue encore cette séparation de Parménide avec la tradition postérieure en y retrouvant les caractères de l’élégie guerrière[9], nous allons voir en plein travail un art de réinterpréter Parménide qui, débouchant à chaque fois sur une proposition de complète retraduction, vise à le rendre à lui-même, à l’éloigner de son double familier qui est le fruit d’une interprétation multiséculaire.
C’est donc sans doute de Parménide qu’il va être ici question, ainsi que du caractère ambigu et non linéaire de ce qu’on appelle les « commencements » de la philosophie. Mais il va être aussi question, et peut-être surtout, d’interprétation et plus précisément de traduction : car le retour sur ces réinterprétations montre à quel point traduire est porté par un travail préalable de compréhension dans lequel l’herméneute, paradoxalement seul face à un texte qui ne fait que se répéter obstinément lui-même, se dépensera d’autant plus que le texte sera peu disert sur lui-même, ce dont les fragments de Parménide sont exemplaires.
« Oser est rejoindre Parménide au lieu de son Poème »
S’il fallait caractériser l’esprit de la réinterprétation que Jean Beaufret donne des fragments de Parménide, nous pourrions parler d’une herméneutique de l’aventure, qui se manifeste par exemple dans ce commentaire du fragment qui identifie être et penser : « il n’est pas dit de l’être que sa détermination doit, en dernière instance, répondre à la sécurité de la Conscience de soi, mais plutôt que la ‘pensée’ n’est elle-même là que pour répondre à l’ouverture du règne de l’Ouvert, qui est le règne même de l’être »[10]. La déesse n’exigerait pas de nous la rigueur logique, l’observance du principe d’identité (« ce qui est, est », « ce qui est, est ce qu’il est ») et celle du principe de contradiction (« ce qui est ne peut pas ne pas être », « ce qui n’est pas ne peut être ») ; elle nous rappellerait plutôt notre vocation, l’appel auquel nous devons savoir répondre, rompant avec l’esprit de sécurité qui détourne la pensée vers la réduction de l’être à la théorisation clôturante, et accueillant l’être dans son acte de se donner à nous, concrètement, dans le temps. Bien sûr, nous reconnaissons ici l’extrême proximité avec le travail mené par Heidegger pour dissocier la pensée de la vie représentative, au regard de laquelle le jugement et donc l’imbrication logique des énoncés constitueraient la vocation de la pensée, pour ramener cette vie représentative à sa racine plus essentielle, à savoir être le lieu où l’être déploie sa présence, ce qui suppose l’ouverture radicale de la pensée, la « non-occultation », car « la présence ne se produit que là où déjà règne la non-occultation »[11]. Mais il se pourrait que ce soit bien davantage sous le signe de Nietzsche que se situe notre relecteur de Parménide, dont tout l’essai vise, certes instrumenté de concepts heideggériens (et kantiens), à prouver posthumément à Nietzsche qu’il y a chez Parménide le type de pensée aventureuse dont Nietzsche prétendait qu’elle en était au contraire absente[12]. Or Beaufret s’attachera au contraire à en montrer toute l’aventureuse jeunesse : « Remonter jusqu’à Parménide n’a rien d’un retour en arrière »[13], car « rien ne ressemble moins à la mélancolie du crépuscule qu’une telle remontée dans les parages où point le jour »[14].
Si le Parménide de Beaufret est un soutien dans l’aspiration nietzschéenne à l’aventure (« oser, écrit-il, est rejoindre Parménide au lieu de son Poème »[15]), il n’en reste pas moins que c’est avec Heidegger que Beaufret partage un programme de renouvellement attendu de la philosophie au xxe siècle, en crise dans une civilisation qui ne sait plus rien penser, à commencer par la pensée elle-même, autrement que selon l’instrumentalité. Mais cela même ne s’est-il préparé dans l’histoire de la philosophie occidentale, dans sa manière de se replier sur la figure du sujet en technicien-constructeur de sa théorie du réel ? Si Parménide est ici central, c’est parce que Heidegger et Beaufret ont la conviction que le renouvellement dont la philosophie a besoin se trouve dans quelque chose qui était clair à Homère et Parménide mais ne l’était déjà plus à Platon : une notion de la vérité qui n’est pas clarté absolue, transparence de l’être à la pensée, mais quelque chose de plus mystérieux, de moins immédiatement saisissable, un rapport entre la pensée et l’être qui est révélation, dévoilement, mais sur fond d’une obscurité nécessaire et constitutive de cette clarté même, ce que disait le mot grec ἀλήθεια / alètheia[16].
Ce qu’il faut donc entendre chez Parménide, ce n’est pas une première réponse aux questions de la tradition philosophique, mais quelque chose que nous avons depuis Platon cessé d’entendre. Parménide ne s’interroge pas sur le discours vrai quant à l’être, quant à la réalité de l’être. Beaufret se détache entièrement des questions habituelles de l’herméneutique parménidienne. Car certainement, l’interprétation classique n’est pas close ; elle continue d’interroger les fragments, en particulier quant au sens de la distinction entre la voie de la vérité et la voie de l’opinion[17]. Sur ce point, deux interprétations s’opposent : pour certains, il faut penser la voie dite de l’opinion comme la voie de l’erreur que la déesse chercherait à dénoncer (on parle d’interprétation éristique) ; pour d’autres, il faut y voir un discours admissible, mais de second rang, la description d’une dynamique impure du monde, mais qui a au moins l’intérêt de rendre compte des apparences (interprétation dite hypothétique). Or pour Beaufret, il faut trancher à la racine et pointer avant tout que cette question ne se pose pas, et qu’elle vient d’une incapacité à voir l’essentiel : l’enseignement parménidien d’une pensée qui est accueil de l’être dans son advenue temporelle.
Cela nous amène à l’examen de deux vers ici capitaux, les vers 31 et 32 du fragment i :
ἀλλ’ ἔμπης καὶ ταῦτα μαθήσεαι, ὡς τὰ δοκοῦντα
χρῆν δοκίμως εἶναι διὰ παντὸς πάντα περῶντα
all’ empès kai tauta mathèseai, hôs ta dokounta
khrèn dokimôs einai dia pantos panta perônta
que Jean-Paul Dumont traduit ainsi :
Mais cependant, aussi j’aurai soin de t’apprendre
Comment il conviendrait que soient, quant à leur être,
En toute vraisemblance, lesdites opinions,
Qui toutes vont passant toujours[18]
tandis que nous lisons, chez Beaufret :
Mais oui, apprends aussi comment la diversité qui fait montre d’elle-même devait déployer une présence digne d’être reçue, étendant son règne à travers toutes choses[19].
Or ces vers sont cruciaux, car entrent ici en scène les δοκοῦντα, autrement dit (semble-t-il classiquement) « les choses semblantes », « les choses paraissantes » (δοκοῦντα / dokounta est le participe présent neutre pluriel de δοκέω / dokeô « sembler, paraître »), ce qui nous ferait passer sous le régime des « opinions des mortels » dont il a été question immédiatement auparavant, et qu’il s’agirait maintenant à la déesse d’exposer pour que l’initié sache tout ce qui se dit. Or ici Beaufret proteste, estimant qu’il faut prêter une importance beaucoup plus grande au verbe χρῆν / khrèn, et surtout à son temps, l’imparfait qui nous indique qu’il s’est produit quelque chose qui devait être. Sur cette base, il exclut les deux interprétations opposées que nous avons rappelées.
Il exclut d’abord l’interprétation éristique d’Hermann Diels[20], qui avait d’ailleurs dû transformer le vers pour déployer plus aisément son interprétation, lisant, au lieu de l’adverbe δοκίμως (« acceptablement », « correctement »), une forme contractée du verbe δοκιμῶσαι, qui serait lui-même à prendre comme variante de δοκιμάσαι / dokimasai (infinitif aoriste actif de δοκιμάζω / dokimazô, mettre à l’épreuve). Ainsi l’enchaînement des vers 31-32, devenu : τὰ δοκοῦντα / χρῆν δοκιμῶσ’ εἶναι διὰ παντὸς πάντα περῶντα, pouvait se traduire selon Diels de la manière suivante : « tu apprendras qu’il faut/faudrait (χρῆν) mettre à l’épreuve (δοκιμῶσαι) les choses qui paraissent être (τὰ δοκοῦντα … εἶναι) selon un examen allant d’un bout à l’autre des choses (διὰ παντὸς πάντα περῶντα) »[21]. Or si l’on rend à χρῆν son sens propre d’imparfait, l’interprétation de Diels affaiblit l’intention de sens, et il en va de même de l’interprétation hypothétique, qui donne elle aussi au verbe la signification d’une éventualité, comme on le voit dans la traduction de Dumont. Car il ne s’agit pas de dire comment s’y prendre pour dire comme il faudrait que soient (dites) les opinions (τὰ δοκοῦντα) sur la totalité des choses qui passent, choses dont il serait entendu que bien sûr, il ne peut être question dans un discours pleinement vrai. Non, estime Beaufret ; ce qu’il faut, c’est assumer la valeur positive de ce dont il est dit qu’il le fallait (χρῆν). Et surtout, cela impose que Parménide, loin d’être ici dans l’élément de la critique ou de la réserve, envisageant volens nolens de commencer un discours, le discours « de l’opinion », qu’il saurait d’avance n’être qu’un tissu d’erreurs (selon l’interprétation éristique) ou n’avoir qu’une piètre valeur (selon l’interprétation hypothétique), mais serait tout au contraire dans l’affirmation franche et enthousiaste d’une dynamique dont il fallait qu’elle eût lieu : « c’est, écrit Beaufret, par la vertu de la plus haute et de la plus ancienne nécessité, et non sous la garantie seulement conditionnelle d’une simple hypothèse accessoire, que se déploie dès le départ le δοκίμως εἶναι des δοκοῦντα »[22].
Ainsi donc, il ne saurait plus être question de parler du déploiement des δοκοῦντα comme de quelque chose de second ordre. Ces δοκοῦντα sont à comprendre comme quelque chose en quoi se poursuit la voie de l’ἔστι, elles sont son expression même. Et c’est alors que Beaufret peut accomplir le coup de force qui consiste à renverser entièrement la mobilisation de l’opposition platonicienne entre le réellement réel et le temporel, transitoire, ontologiquement inférieur, correspondant à la distinction entre la vérité et l’opinion. Chez Parménide le sens de doxa serait tout autre, ce dont rend compte la traduction ci-dessus citée, qui met si fortement en valeur les pseudo-semblances, les pseudo-opinions, pour parler d’une « présence digne d’être reçue ». Loin donc d’admettre que la voie de l’ἔστι soit la voie radicalement autre que celle des δοκοῦντα, ceux-ci en sont la manifestation même et, pour reprendre les termes admiratifs qui seront ceux de Barbara Cassin à l’égard de son prédécesseur en réinterprétation de Parménide, « Beaufret va jusqu’à gloser avec insolence dokounta de la plus antiplatonicienne manière par ‘les choses mêmes’ »[23], ce qu’on ne peut comprendre qu’à condition de concevoir comme le déploiement même de l’être ce que les platoniciens appellent dédaigneusement la pluralité des apparences. Pour Beaufret, Parménide disait à ses contemporains (d’une manière qui nous apparaît discrète et même secrète parce que nous avons besoin de plus pour nous défaire d’habitudes intellectuelles déformatrices) non pas du tout qu’il fallait renoncer aux apparences et nous tourner vers les étants authentiques, mais qu’il fallait vivre les étants comme n’étant pas de simples représentations à organiser conceptuellement dans des systèmes du monde, mais plutôt les vivre comme se donnant à nous (alors qu’ils pourraient ne pas se donner à nous ! et pour Beaufret c’est le courage de cette idée qui fait ici l’aventure), ce qui s’appelle proprement penser.
Mais laisser vivre ou être, laisser l’être déployer sa présence, comment cela peut-il ne pas vouloir dire renoncer à penser ? La pensée n’est-elle pas justement une modalité de l’action sur le simple être, sur le simple contenu de l’expérience, et en définitive sur ce qu’il sera plus pertinent d’appeler nos « représentations » ? C’est ici qu’il faut correctement entendre le mystérieux vers unique du fragment iii : « … τὸ γὰρ αὐτὸ νοεῖν ἐστίν τε καὶ εἶναι / to gar auto noein estin te kai einai » ; et l’entendre correctement veut dire selon Beaufret l’entendre ainsi : « Le même, lui, est à la fois penser et être »[24], où il s’agit de « faire régner une pleine lumière sur notre implantation et notre séjour dans ce monde-ci »[25], en reconnaissant qu’il y a une « corrélation originelle de l’être et du penser »[26], la conscience humaine étant ainsi faite qu’elle est capable de recevoir l’être dans son déploiement, la conscience humaine étant ouverture au déploiement de l’être, c’est-à-dire non simplement aux produits de ce déploiement, mais à ces produits comme produits de ce déploiement, comme étant ce déploiement même[27].
Parménide aède de l’être : le redoublement d’insolence de Barbara Cassin
La réinterprétation de Parménide par Jean Beaufret, si elle nous apprend à prêter l’oreille à la spécificité du texte pour éviter sa réduction au statut de tentative ontologique proto-platonicienne, continue toutefois à entendre le poème comme la mémoire d’une pensée qui transcende tout discours, le texte heureusement minimal qui enregistre pour qui sait comprendre en peu de mots le geste non textuel d’accueillir l’être, un texte donc, qui vise conformément à la tradition philosophique la mieux ancrée à faire signe vers le hors-texte d’une présence silencieuse à l’être même. Échelle qu’on peut écarter après être monté, le poème de Parménide continue de concentrer la connaissance d’une façon infiniment économique, où ἐστι, unique signifiant, pourrait même être remplacé par un silence, satisfaisant pleinement l’exigence platonicienne, portée par le récit de l’invention de l’écriture[28].
Ces remarques font saisir l’importance du pas franchi par Barbara Cassin dont la réinterprétation de Parménide nous invite à lire dans son poème un muthos, un récit dans une certaine mesure du même ordre qu’une épopée homérique. Pour nous convaincre de la nécessité impérieuse de surmonter la résistance à l’idée d’un Parménide mythographe, Cassin met en avant une citation manifestement fautive de l’incipit du fragment viii (« Μόνος δ' ἔτι μῦθος ὁδοῖο λείπεται ὡς ἔστιν / Monos d’eti muthos hodoio leipetai hôs estin », que Cassin traduit successivement « Seul demeure encore le dit du chemin que est » et « Seul donc reste le récit de la voie ‘est’ »[29]) où Sextus Empiricus, haute figure du scepticisme alexandrin, remplace μῦθος par θυμός, mobilisant ainsi un concept éminemment platonicien[30], signe de son inscription dans une tradition inaugurée par Platon, même si c’est pour la dépasser[31]. Pour Cassin, c’est le signe qu’il faut aller à rebours de la métamorphose introduite par Sextus et entendre ainsi pleinement le texte de Parménide comme texte, et plus encore comme muthos. S’agit-il d’abandonner toute lecture de Parménide comme maître d’ontologie ? Aucunement ; et c’est là que se donne décisivement le sens du pas de Cassin : l’ontologie est elle-même textualité, construction textuelle. Et c’est en suivant ce fil rouge d’une ontologie qui est fabrication discursive, et plus largement – car une telle analyse n’émerge pas au hasard d’une inspiration subite – en s’inscrivant dans un mouvement contemporain plus général de visée déconstructionniste de la philosophie, que Barbara Cassin pourra détecter, avec une insolence qui redouble celle, admirée, de Beaufret, des échos du genre épique.
Repartir de muthos, donc : « Parménide fait comme Homère un grand récit »[32]. D’après Cassin, ce récit présente deux aspects. De manière générale il s’agit du récit de l’être, mais deux choses qui sont déployées : le « récit du grec », d’une part, la « saga de l’Être », d’autre part[33]. Le premier récit est un récit pour ainsi dire purement grammatical : il s’agit d’un fait de langue dont le merveilleux ne saute pas immédiatement aux yeux, mais dont Cassin s’attachera à manifester toute la puissance, à savoir le processus de nominalisation, i.e. le processus qui conduit à la capacité linguistique de désigner des choses, des étants, et dont nous allons voir qu’il est pour ainsi dire créateur de cette réalité faite de choses que nous pensons aller de soi. Mais parce que cette histoire se donne particulièrement à voir dans un mouvement interne au verbe être, ou plus exactement dans le processus grammatical de métamorphose possible de être depuis l’état de verbe jusqu’à l’état de nom, on est insensiblement conduit à la « saga de l’Être », qui ne sera pas seulement une illustration du premier récit, car c’est aussi l’étrange polysémie du verbe être qui va déployer ses merveilles. Nous le comprenons : « récit » est à comprendre à partir d’une généralisation sur la base de ce que nous appelons récit, comme modalité textuelle consistant à dérouler une trame, autrement dit à déployer une action possible, mais qui peut être ou ne pas être l’action de personnages vivants. On retrouve donc l’essentiel : le poème de Parménide n’est pas pour Cassin une parole qui va s’achevant, mais au contraire le déroulement d’un logos possible, le déploiement d’une possibilité de discours ; et c’est cela que veut dire plus généralement muthos. Il s’agit du muthos que l’on écoute ou (se) raconte en suivant « la voie d’ἔστι ».
« Récit du grec » : le Poème, ce serait avant tout un « métadiscours sur la grammaire »[34] que Parménide déploierait, sur l’exemple éminent d’un verbe par ailleurs très singulier sur le plan sémantique (nous allons y revenir). Cassin nous invite à un cheminement à travers des formes verbales, en commençant – premier temps – avec la forme ἔστι qui est le légitime point de départ, le « mot de la tribu »[35] de la grande migration d’être : c’est la forme conjuguée à la 3e personne du singulier, qui marque le mieux sa pluralité de fonctions copulative, assertive et plus encore (Cassin parle de « fait de langue total »[36]), et qu’il faut impérativement traduire sans sujet, d’où la formulation choisie : « la voie est », à comparer par exemple avec la traduction de Jean-Paul Dumont : « [la voie] du ‘Il est’ »[37] ou avec celle de Beaufret : « une seule voie à savoir qu’il est »[38], traductions qui tendent à aussi à manquer par précipitation l’entrée en scène linguistique de la nominalisation (puisque le nom est sous-entendu par l’intempestif usage d’un pronom).
Second temps : il faut passer, de cette première forme matricielle, grosse d’avenir encore suspendu, à la forme infinitive, moment décisif de transformation (ou de genèse continuée), car l’« infinitif » bien compris, c’est-à-dire compris comme non défini, indéfini, n’a déjà plus grand-chose du verbe, n’ayant plus ni la personne, ni le nombre, ni à proprement parler le « mode » (au sens de l’impératif, du subjonctif, de l’indicatif, de l’optatif) qui est comme l’esprit de l’usage du verbe. Ici encore la traduction devra manifester cette émergence de l’infinitif qui est en même temps émoussement du verbe, d’où cette proposition de Cassin, pour traduire le vers 1 du fragment vi :
Χρὴ τὸ λέγειν τε νοεῖν τ' ἐὸν ἔμμεναι· ἔστι γὰρ εἶναι
Khrè to legein te noein t’eon emmenai ; esti gar einai
Voici ce qu’il est bon de dire et de penser : est en étant, car est être[39]
(Beaufret : Nécessaire est ceci : dire et penser de l’étant l’être ; il est en effet être[40]. Dumont : Ce qui peut être dit et pensé se doit d’être : car l’être est en effet[41].)
où Cassin cherche à faire ressortir l’infinitif dans toute sa nudité infinitive ou si l’on préfère indéfinitive, plutôt que d’une quelconque manière qui habillant la forme verbale sera sans doute plus immédiatement intelligible, mais par le fait même aura manqué le temps de l’indétermination.
Troisième temps : si l’infinitif est comme un verbe déverbalisé, l’action s’accentue avec le passage de l’infinitif au participe, phénomène grammatical dont Cassin s’attache à faire ressentir toute l’étrangeté d’hybride mi-verbe, mi-nom : car si comme verbe le participe n’a, à la façon de l’infinitif, plus que la voix et le temps, il a gagné à la façon des noms (avec lesquels il partage la déclinaison) à la fois le cas, la personne et le nombre (regagnant en somme sur le terrain du nom ce nombre perdu sur le terrain du verbe). Et le processus ou récit s’achève – quatrième temps – dans la « substantivation du participe »[42], c’est-à-dire lorsque se forme le syntagme τὸ ἐὸν / to eon, ensemble où s’introduit l’article défini, avec toute sa force de désignation et en même temps de délimitation, du fait de sa valeur monstrative (déictique) dans une langue qui ne distingue pas encore article défini et déterminant démonstratif.
Mesurons bien l’effet de langage : nous voici face à l’étant, face à la désignation des choses, nous voici en somme face à l’idée d’un réel qui est un tissu de choses, un tissu de ce qu’on appellera plus tard des substances (des choses demeurantes), ce qui conduira à l’épopée platonicienne, recherche ou peut-être plutôt (dans un esprit plus proche de Cassin) muthos du « réellement réel »[43].
« Saga de l’Être », à présent : car être n’est pas n’importe quel verbe ; être est ce verbe étonnant par la pluralité de ses fonctions, valant comme expression de l’existence (« x est » = « x existe ») ; valant également comme copule, i.e. terme liant de toute prédication puisqu’il désigne la synthèse du sujet et du prédicat (« le chat est roux » ; « le chat mange la souris » = « le chat est mangeant la souris ») ; valant encore comme désignation/position de l’assertion (« c’est [le cas] que », ce pour quoi le français recourt sans doute plus aisément à « il y a »), ou bien, dit autrement, comme acte de donation (« ‘c’est [le cas] que » pouvant se dire en allemand par « es gibt », « cela donne », puisque dire être, c’est penser l’advenue de quelque chose au-devant d’un sujet). Ce que célèbrerait Parménide, d’après Cassin, ce seraient toutes ces valeurs qui se donnent pleinement dans le verbe grec, et cela (comme dans toute la famille des langues indo-européennes), d’après un commentaire célèbre d’Émile Benveniste dans ses Problèmes de linguistique générale, en vertu d’un imprévisible hasard, faute de lien logique quelconque entre les diverses fonctions dévolues au verbe être[44].
Chez Cassin comme chez Beaufret, c’est donc l’esprit d’aventure qui est à l’œuvre, mais plus radicalement (si l’on reconnaît que l’aventure au sens le plus propre est l’aventure du récit d’aventure), à telle enseigne que Cassin estime possible d’entendre dans le texte de Parménide les échos de l’épisode du chant des Sirènes dans l’Odyssée[45]. De même qu’Ulysse est ligoté au mât pour entendre sans danger le chant mortifère par sa capacité d’enchantement :
οἱ δ᾽ ἐν νηί μ᾽ ἔδησαν ὁμοῦ χεῖράς τε πόδας τε
ὀρθὸν ἐν ἱστοπέδῃ, ἐκ δ᾽ αὐτοῦ πείρατ᾽ ἀνῆπτον.
hoi d’en nèi m’edèsan homou kheiras te podas te
orthon en histopedè, ek d’autou peirat’ anèpton.
[Mes compagnons] me lièrent pieds et mains dans le bateau,
Debout sur l’emplature, en m’y attachant avec des cordes[46]
de même l’étant est ligoté dans ses limites :
κρατερὴ γὰρ Ἀνάγκη
πείρατος ἐν δεσμοῖσιν ἔχει, τό μιν ἀμφὶς ἐέργει (viii, 30-31)
kraterè gar Anankè
peiratos en desmoisin ekhei, to min amphis eergei
Car la nécessité puissante
Le tient dans les liens de la limite qui l’enclôt tout autour[47]
C’est ici le lieu de se demander si l’on n’a pas perdu tout lien avec la quête inaugurale de la science de l’être en tant qu’être ou des étants réellement réels. L’idée d’un poème d’aventure, si elle fait fond sur la connaissance, par tout Grec instruit, des épopées homériques, ne fait-elle pas trop peu de cas de l’idée des philosophes du ive siècle selon laquelle il s’agissait ici de science de l’être ? Pour Cassin, c’est l’inverse qui est vrai : oui, Parménide est père de cette ontologie, mais en ce sens précisément qu’avec le récit de « la voie d’ἔστι », il énonce une manière de se repérer dans le monde de l’expérience, avec sa pluralité infinie de sensations et de faisceaux de sensations, avec la pluralité des manières de dire l’être, et aussi avec les possibilités infinies du dire, du logos lui-même[48], puisque la « croyance vraie » qu’il existe de l’être réellement réel et demeurant identique à soi, serait la voie d’un discours droit, sûr de lui-même, ne s’abandonnant pas de manière relativiste à l’infinité des possibilités de discours. C’est de cet espoir que la philosophie de tradition platonicienne aurait réussi à vivre, se dissimulant à elle-même la possibilité angoissante d’une forme de spéculation autre que l’ontologie, la logologie, que Cassin décrivait quelques années auparavant dans L’Effet sophistique[49].
D’une interprétation heideggérienne reconduisant à un logos philosophique s’achevant dans le mutisme alogique devant l’être à une réinterprétation cassinienne d’un logos-récit, d’un logos-muthos, en bref du Parménide mutique au Parménide muthique – plutôt que mythique — l’opération démystificatrice accentue notre sentiment d’inquiétante étrangeté[50]. Pour Cassin, en effet, il s’agit avant tout d’en finir avec la bimillénaire fiction – prétendue histoire, récit qui se cache – qui fait de la naissance de la philosophie le grand marqueur de rupture avec, précisément, l’âge des mythes : on serait passé de l’âge de l’explication cosmogonique avec personnages et généalogie de dieux le plus souvent en guerre, en des temps fondamentalement étrangers aux nôtres, à l’âge de l’explication proto-scientifique, fondée sur l’esprit de la géométrie ou sur l’observation (le monde de jadis est comme aujourd’hui, c’est le même monde), une fiction que résume un titre fameux auprès de tous les antiquisants, Du mythe à la raison, du philologue allemand Wilhelm Nestle. La philosophie cesse-t-elle, pour autant, d’être chez elle dans le poème de Parménide compris à la manière de Cassin ? Aucunement : elle se redécouvre une tâche possible, la logologie, ce par quoi elle conserve après tout sa fonction intellectuelle majeure d’esprit critique.
Un texte-monde : une restitution du Poème à son genre
A-t-on puisé assez profondément dans les sources d’une revisitation linguistique des fragments ? Il se pourrait qu’on n’ait pas encore mesuré l’irréductibilité du poème comme produit textuel d’un auteur situé en un temps et un lieu, et dont les aspirations et les besoins, bien différents de ceux de la gent philosophe postérieure, et plus encore des nôtres, pourraient faire de son texte une chose plus étrangère encore à nous qu’il ne nous est apparu jusqu’ici.
« La parole est encore privée de sa voie. »[51] En traduisant ainsi « μόνος δ' ἔτι μῦθος ὁδοῖο », le premier vers du fragment viii, celui-là même que Sextus avait platonisé, et dont Cassin partait pour rendre à μῦθος sa dignité, Magali Année marque fermement son intention de tirer toutes les conséquences d’une exigence de réinterprétation consistant à réentendre ce que les conceptualisations postérieures nous empêchent d’entendre. Car non, estime-t-elle, μῦθος ne doit pas nécessairement être traduit par« récit » : c’est un terme attesté pour désigner « la parole » à l’époque archaïque. En outre « μόνος ... ὁδοῖο / monos ... hodoio » doit se traduire par « privé de voie » plutôt que par « il ne reste qu’une voie), le génitif ὁδοῖο pouvant s’entendre comme « génitif-ablatif » au sens que le célèbre historien de la langue grecque Pierre Chantraine donne à cette notion dans sa Grammaire homérique[52]. Ces justifications donnent la mesure de la rigueur recherchée, et par là aussi l’angle sous lequel les fragments de Parménide sont envisagés : il faut se rendre capable d’entendre le texte grec tel que l’entendait un auditoire grec, et cela d’autant plus nécessairement qu’il s’agit d’artistes de la langue. Car il ne suffit pas de gloser sur un Parménide poète ; il faut en assumer tout le contexte, d’où cette profession de foi méthodologique où l’on reconnaît l’esprit de Jean Bollack : « j’ai voulu démontrer qu’il est encore possible d’apporter des éléments de compréhension aux textes de ceux qu’on appelle encore ‘Présocratiques’ sans leur appliquer d’emblée une grille conceptuelle »[53].
S’agit-il encore d’un texte philosophique ? Ici le dépaysement est total, relevant presque de la dépossession. Car il ne suffira pas, selon Année, de ramener un questionnement ontologique à sa signification originaire, ce qui serait encore une manière de l’enrégimenter dans un cadre supposé valoir par-delà la singularité des contextes. Procédant à une analyse « résolument linguistique, anthropologique également, mais d’un point de vue linguistique et certainement pas philosophique »[54], on pourrait dire qu’elle invite, pour réussir l’approche du monde poético-intellectuel où baigne Parménide, à un infléchissement de regard analogue à celui de Pierre Hadot pour les écoles philosophiques de l’Athènes classique et hellénistique. Là où Hadot montrait la nécessité de mettre au second plan la visée théorétique de ces écoles pour les ramener à la plus visée plus essentielle d’un mode de vie, Magali Année nous invite à penser la poésie parménidienne dans la perspective du genre auquel elle estime qu’il appartenait réellement, ou du moins dont il était un développement, aussi étonnant cela soit-il pour un lecteur familier de Parménide : l’élégie guerrière. Ce genre, illustré par exemple par le Lacédémonien Tyrtée au viie siècle, genre également dit « parénétique » (du grec παραίνεσις, « l’exhortation, le conseil »), producteur de poèmes capables de former l’âme, en particulier de la rendre dure à la souffrance et soucieuse d’honneur, correspond dans une certaine mesure à l’idéal « musical » mis en avant par Platon dans le livre iii de La République, et qui le conduit à chasser toute imitation et toute harmonie musicale non conformes à l’exigence de formation de Gardiens rigoureux de la cité.
Il serait toutefois anachronique de lire Parménide comme une exhortation à la philosophie, pour la simple raison qu’il n’existe encore rien de ce qui portera plus tard le nom de « philosophie ». Et surtout, le rapport de Parménide au savoir est entièrement étranger à celui qui définira la philosophie. En effet, alors que celle-ci pense le discours comme le moyen de la transmission d’un savoir (puisqu’il s’agit d’éveiller l’esprit à un certain état qui est celui de la connaissance juste, ce pour quoi le logos n’est que vecteur), le discours poétique de Parménide relève quant à lui de l’instauration du savoir : « le verbe être que Parménide invente semble être au cœur d’une véritable stratégie d’énonciation visant plus à instaurer qu’à raconter et transmettre un savoir »[55]. Il ne s’agira donc aucunement d’une connaissance de l’être, mais de l’usage créateur d’un verbe dont le privilège dans le Poème tient à ceci que dire revient à instaurer, à faire être (au sens où dès que quelque chose est dit, de l’être est posé), ce qui permet d’affirmer que « ce qui est à l’œuvre, dans le poème de Parménide, c’est […] la proclamation de la présence totale et absolue du verbe être dès l’instant que le discours existe »[56].
Instauration d’un savoir : mais comment le comprendre ? N’est-il pas exorbitant de prétendre que dire équivaut à poser le vrai, que la parole décide du vrai ? Ici est directement contredite l’entreprise propre de la philosophie, celle de penser la vérité comme libre du discours, celui-ci ne faisant que (re)diriger vers elle, principe exemplairement exprimé par Platon dans le Phèdre à travers la fonction rigoureusement mémorielle qu’il assigne à l’écrit. Pour mieux le comprendre nous devons faire avec Magali Année encore un pas de plus dans le dépaysement et nous défaire de la vision du poète selon le paradigme du songeur solitaire et de la poésie comme vibration d’une intériorité rencontrant comme accidentellement son public, de façon à voir enfin se dresser la figure du poète artisan de la langue occupé au sertissage d’un texte et jouant de ces capacités multiples de la langue dont il est passé maître, et cela non dans la solitude, mais au milieu d’autres spécialistes, dans une culture essentiellement orale. La visée n’est pas de dire le monde, elle est de fabriquer un texte qui soit en lui-même un monde, et c’est la constitution du texte-savoir ou du savoir-texte qui serait l’authentique référent des termes de « sphère bien ronde » dont parle Parménide dans son développement d’« ἔστι »[57]. Et le but est aussi, indissolublement, que le texte constitue pour ainsi dire une communauté autour de lui-même, puisque sans une capacité de faire communauté autour de lui-même un texte oral n’est rien : « dans une culture de tradition orale l’immarcescibilité n’est jamais que celle d’un discours »[58].
Tout cela – revanche des grammairiens sur les philosophes – on ne peut le savoir qu’à condition de se tenir au plus près du texte grec. Il en va ainsi pour l’idée que le poème, « parole authentiquement performative »[59], est son propre monde, par quoi se trouvent congédiées toutes les lectures selon lesquelles il s’agirait pour Parménide de parler du tout du monde, de dire par exemple quatre siècles avant Lucrèce que tout ce qui doit exister existe déjà et que rien ne peut procéder du néant et vingt et un siècles avant Spinoza qu’il ne manque jamais rien au réel – Deus, sive Natura – pour avoir toute la perfection concevable. Car pour comprendre que le kosmos désigné est le kosmos du discours, il ne coûte que d’être attentif à la texture du texte, et d’éviter la précipitation qui ferait traduire κόσμος / kosmos par « monde » ou même « univers », là où il n’a encore que le sens de « bel arrangement », ce que suggère en particulier le mot διάκοσμος / diakosmos porté par le vers 60 du fragment viii, pour lequel il faut penser à la signification possible d’« ordre de bataille », d’où cette traduction d’Année : « cela de toi à moi je le profère comme un bon agencement semblable en toutes ses parties »[60], traduction dans laquelle c’est le discours lui-même qui est κόσμος ou διάκοσμος.
C’est encore par sa texture même, selon l’analyse d’Année, que le texte constitue sa communauté, ce que met en scène un jeu avec les personnes grammaticales : le basculement du poète-locuteur, au tout début du fragment i, de la première personne au vers 1 (« les jugements me portent, aussi loin que mon élan peut atteindre ») à la troisième personne dès le vers 3 (« le chemin aux multiples paroles de la divinité, chemin qui porte le mortel disposé en tout ») peut être lu comme « glissement […] d’un je, pour ainsi dire en marche vers un savoir, à un il toujours disposé en lui-même à ce même savoir »[61] ; ou encore, nous pouvons voir comment, plus loin dans le même fragment, la déesse prend en charge la première personne en s’adressant au poète lui-même passé du je au tu, ce par quoi s’instaure le constant échange de place du locuteur et du destinataire, et donc l’échange constitutif de la communauté linguistique[62].
Dérangeant toutes les habitudes d’approche d’un texte comme celui de Parménide (ordinairement considéré comme le faire-valoir d’un sens extralinguistique, nous l’avons vu), Année n’hésite pas à présenter certaines formations comme destinées par leur simple phonétisme à faire signe vers les grandes intentions du discours. Après avoir expliqué de quelle manière était mise en scène l’absorption, par le verbe être, εἶναι / einai, de son synonyme πέλειν / pelein[63], d’où il ressortait que « le développement sur l’être, dans le poème de Parménide, construit un monstre verbal, dont la polysémie et le polymorphisme excèdent les limites linguistiques habituelles »[64], Année va plus loin encore en analysant l’adjectif ἔμπλεος / empleos, figurant dans le vers 24 du fragment viii (« πᾶν δ' ἔμπλεόν ἐστιν ἐόντος / pan d’empleon estin eontos », qu’elle traduit par ailleurs « et il est tout entier plein de ce qui est »[65]), comme un rappel phonique (par sa superposition des sonorités de πέλω / pelô et d’εἰμι / eimi) de ce processus d’absorption de πέλειν[66]. Et si l’insolence envers les traditions exégétiques est la marque de la réinterprétation de Parménide, on peut mesurer celle d’Année dans ce qui est pour ainsi dire le bouquet final de son analyse : lire dans Ἔρωτα / Erôta, accusatif d’Ἔρως / Erôs, au fragment xiii (« Eros fut le premier des dieux que son esprit machina »), une allusion à son homonyme ἔρωτα, impératif d’ἐρωτάω / erôtaô, « je demande » : « il se pourrait donc que ce vers nous dise en filigrane que la première des entités kosmiques, dans le poème de Parménide, n’est autre que la formulation d’une demande primordiale, celle-là même qui instaure le rapport essentiel entre un je et un tu et fonde l’existence même de toute parole »[67]. Le poème est un texte, et tant pis pour la tradition philosophique selon laquelle le texte a une intentionnalité hors-texte. Finalement selon Année, Cassin a tort de voir dans les paradoxes de Gorgias une mise en question de la sécurisation parménidienne du discours constituant des étants stables ; Gorgias ne cherche aucunement à renverser Parménide, mais le continue, car « [il] formule explicitement ce que son aîné laisse entendre : quel que soit le sens dans lequel on le prenne, le discours est toujours forcément vrai »[68].
De Beaufret à Cassin puis à Année, il est frappant d’observer à quel point de proche en proche la parole de Parménide semble être retranchée à la philosophie, la réinterprétation faisant valoir une épaisseur textuelle que la philosophie tend à ignorer, du moins la philosophie comme visée d’un état de savoir pour lequel le texte (comme peut-être le corps) n’est que véhicule : le caractère fragmentaire du Parménide transmis n’en a-t-il pas fait un auteur à la parole rare qui comme l’oracle fait signe vers un au-delà des mots que ceux-ci peuvent dissimuler autant qu’indiquer ? Chez Beaufret, certes, le quasi-silence de Parménide est encore admiré comme une marque prophétique, et Parménide n’est arraché à la tradition philosophique (platonicienne) que pour mieux renvoyer à l’être même. Mais le Parménide de Cassin n’est déjà plus que le constructeur d’un discours-récit, d’un logos-muthos à assumer comme tel, à déconstruire sous peine d’illusion ontologique, tandis que celui d’Année ne se comprend qu’à condition d’avoir tourné le dos à toute prétention à une réalité non textuellement constituée. Tel est le prix d’un processus d’interprétation qui est un processus d’altération paradoxale, pour ainsi dire positive dans la mesure où il fait apparaître l’interprété dans son altérité (altérant par là l’image léguée par l’interprétation première ou classique) ; mais qui est aussi par là même un processus de désappropriation, de déprise, à l’égard de Parménide qui est rendu à lui-même (il est bien plus étranger que nous ne le pensions), mais aussi à notre propre égard, si elle libère de l’obligation de fidélité à une origine qui n’est pas ce que nous en croyions.
[1] Parménide, fragment viii, vers 2, in Jean-Paul Dumont, Les Présocratiques, Gallimard, Pléiade, p. 261. Cette traduction nous semble reposer sur la compréhension classique des fragments de Parménide.
[2] Ibid., p. 257, fr. ii, v. 3.
[3] Ibid., p. 258, fr. ii, v. 5.
[4] Ibid., p. 256, fr. i, v. 30.
[5] Ibid., p. 263, fr. viii, v. 56 et 59.
[6] Ibid., p. 258, fr. iii. Impossibilité du devenir, et donc notamment du mouvement, d’où les paradoxes de Zénon, autre grande figure de « l’éléatisme », école de Parménide, réputé originaire d’Élée (sud de l’Italie), où il serait né vers 515. Donner sens au devenir sera le motif des premières distinctions métaphysiques capitales : la distinction platonicienne d’abord entre le réellement réel et des niveaux ontologiques intermédiaires entre l’être et le non-être ; la distinction aristotélicienne ensuite entre la pluralité des sens de l’être, ou encore entre l’acte et la puissance.
[7] Jean Beaufret, Parménide. Le Poème, PUF, 1955, coll. Quadrige, 2013.
[8] Parménide, Sur la nature ou sur l’étant. La langue de l’être ?, présenté, traduit et commenté par Barbara Cassin, Seuil, 1998.
[9] Parménide, Fragments. Poème, précédé de Énoncer le verbe être, par Magali Année, Vrin, coll. Bibliothèque des textes philosophiques, 2012.
[10] J. Beaufret, Parménide, p. 69-70. Nous soulignons.
[11] Martin Heidegger, Essais et Conférences, « Qu’appelle-t-on penser ? » [1952], Gallimard, coll. Tel, 1958, trad. Préau, p. 168.
[12] Selon Nietzsche, la pensée de Parménide aspire à la sécurité d’une certitude. Cf. La Philosophie à l’époque tragique des Grecs, § 11, Gallimard, coll. Folio Essais, 1975, trad. Backes, Haar et B. de Launay, p. 49 : « Accordez-moi une seule certitude, ô dieux, telle est la prière de Parménide ; et qu’il y ait sur la mer de l’incertitude ne serait-ce qu’une planche assez large pour s’y reposer ! ».
[13] Beaufret, Parménide, p. 3.
[14] Ibid., p. 73.
[15] Ibid., p. 51.
[16] Si Platon, expliquait Heidegger dans son cours du semestre d’hiver 1931-32, a été conduit par le défi des sophistes à présenter dans l’Allégorie de la Caverne l’idée d’une vérité en transparence, il trahissait cependant par là le sens plus propre du mot ἀλήθεια, dont le préfixe privatif ἀ dit le retrait hors de la Λήθη / Lèthè, hors de l’oubli ou de l’occultation où l’être se retranche, ce qui signifie que le dévoilement se donne sur fond d’une dissimulation qui persiste toujours en partie, si bien que, comme l’écrit Beaufret, dans Parménide, p. 14, « dans l’ἀλήθεια telle que la nomment les Grecs, l’élément positif, apparemment nié, persiste énigmatiquement dans son contraire, comme la dissymétrie préserve une symétrie latente ou comme le règne du sens s’étend secrètement jusqu’aux limites du non-sens ».
[17] Ou encore sur la question de savoir s’il faut un sujet à ἔστι, est, dans l’énoncé de « [la voie] qu’il est et qu’il ne peut non être (ἡ μὲν ὅπως ἔστιν τε καὶ ὡς οὐκ ἔστι μὴ εἶναι / hè men hopôs estin te kai hôs ouk esti mè einai) », et si ce sujet est « l’être », « l’étant », ou encore « le monde » (Parménide ne proposerait-il pas une cosmologie ?). Ou bien encore sur le sens à donner à l’équivalence entre le penser et l’être, νοεῖν (noein) et εἶναι (einai), équivalence mystérieuse alors même que de toute évidence nous parvenons à penser le devenir que Parménide semble considérer comme inconcevable.
[18] Les Présocratiques, p. 256. On observe que Dumont comme Beaufret utilisent 28 termes français pour 15 grecs (et Dumont 4 vers pour en traduire 2).
[19] Beaufret, Parménide, p. 79.
[20] Philologue allemand à l’origine de la classification toujours utilisée des fragments des « présocratiques ».
[21] Beaufret, Parménide, p. 23-24. Pour accéder à l’édition du texte (et à sa traduction en allemand) par Hermann Diels avant le retour à la leçon classique par son successeur Wilhelm Kranz, voir Die Fragmente der Vorsokratiker, 1903, p. 119, accessible en suivant ce lien : https://archive.org/details/diefragmenteder00krangoog/page/n134/mode/2up [page consultée le 13.4.21].
[22] Beaufret, Parménide, p. 26.
[23] Barbara Cassin, « Quand lire, c’est faire », in Parménide, Sur la nature ou sur l’étant, p. 19.
[24] Beaufret, Parménide, p. 79.
[25] Ibid., p. 43. Beaufret parle alors de Kant, mais précisément d’un Kant qui ressuscite – sans le savoir – la pensée authentique de Parménide.
[26] Ibid., p. 64.
[27] Vérité à la fois de l’être et du penser qui, estime Beaufret, se dit effectivement dans la pensée heideggérienne, mais est aussi bien dans la thèse kantienne mal comprise selon laquelle les choses ne sont connaissables que comme objets de l’expérience : le sens n’est pas que les choses seraient définitivement inconnaissables (l’homme ne pouvant que se connaître lui-même, ses représentations), mais au sens où l’homme aurait pour vocation, comme conscience, comme « être-là » (suivant Heidegger qui donne sa pleine résonance au mot allemand Dasein), de recevoir les choses mêmes.
[28] Platon, Phèdre, 274c-275b. L’écriture risquant de provoquer l’oubli par l’excès de confiance dans l’idée que les choses sont ainsi consignées, Socrate affirme la nécessité de n’admettre que des textes susceptibles de soutenir la mémoire et d’entretenir la présence intime de l’intelligence au vrai.
[29] Ce sont là les deux traductions successivement proposées par B. Cassin in Parménide, Sur la nature ou sur l’étant, p. 20 et 85.
[30] Puisque le thumos est, dans La République, l’instance de colère vertueuse qui, dans l’âme, est intermédiaire entre l’intelligence, noûs, et le désir, orexis.
[31] Cassin, « Quand lire, c’est faire », p. 16 : « Il y va d’une simple inversion de consonne, comme une contrepèterie – mais propre à faire de Parménide un bon platonicien sur la route sceptique ».
[32] Ibid., p. 20.
[33] Ibid., p. 29.
[34] Ibid., p. 30.
[35] Ibid., p. 31.
[36] Ibid., p. 29.
[37] Les Présocratiques, p. 261.
[38] Beaufret, Parménide, p. 83.
[39] Sur la nature ou sur l’étant, p. 81.
[40] Beaufret, Parménide, p. 81.
[41] Les Présocratiques, p. 260.
[42] Cassin, « Quand lire, c’est faire », p. 38.
[43] Entre Parménide et Platon, un terme aura d’ailleurs émergé, un terme à l’avenir immense, οὐσία, nom féminin dérivé du verbe être (à rapprocher du participe présent féminin nominatif οὖσα) qu’on traduira selon les contextes par « essence » ou « substance », c’est-à-dire la chose qui véritablement existe, et dont la nature sera l’objet du plus gros morceau de l’histoire de la métaphysique.
[44] Pour la reprise de ce dossier de la sémantique du verbe être, voir « Quand lire, c’est faire », p. 24-29. De là, estime Cassin, le fait qu’on trouve en plusieurs vers des fragments de Parménide un ἔστι au statut suffisamment ambigu, entre copule, prédicat d’existence, ou d’autres fonctions, pour qu’on soit amené à le traduire diversement. C’est le cas du vers 34 du fragment viii, si capital parce qu’il porte la question du rapport entre l’être et le penser : « Ταὐτὸν δ' ἐστὶ νοεῖν τε καὶ οὕνεκεν ἔστι νόημα / Tauton d’esti noein te kai houneken esti noèma » (Beaufret, Parménide, p. 87 : « C’est le même penser et ce à dessein de quoi il y a pensée » ; Dumont, Les Présocratiques, p. 262 : « Or le penser est identique à ce en vue de quoi une pensée singulière se forme »), où Cassin (« Quand lire, c’est faire », p. 46) ne veut entendre qu’un ἔστι « autonyme », dont la fonction serait de renvoyer à lui-même comme « mot de la tribu », d’où ce choix de traduction : « C’est la même chose penser et la pensée que ‘est’ ».
[45] Chant xii, vers 165-200.
[46] Homère, Odyssée, chant xii, vers 178-180, traduction Philippe Jaccottet, La Découverte, 2004, p. 203.
[47] Sur la nature ou sur l’étant, fragment viii, vers 30-31, p. 86-87.
[48] « Quand lire, c’est faire », p. 62 : « Comme Ulysse ligoté, l’étant, dans le Poème de Parménide, échappe par son autolimitation au chant des Sirènes, c’est-à-dire à l’inchoatif de l’événement, à la naissance et à la mort, que la croyance vraie écarte de son chemin ».
[49] Barbara Cassin, L’Effet sophistique, Gallimard, coll. Les Essais, 1995. La logologie est l’exploration des pensées du réel comme effets de langage, exploration dont le « sophiste » Gorgias avait été un éminent explorateur, mais que la philosophie, soucieuse de suivre la voie de l’être et de fuir l’idée inquiétante de la pensée comme effet de langage, aurait ensuite frappé d’interdit.
[50] À remarquer toutefois : Cassin ne congédie pas à proprement parler l’analyse heideggérienne, mais dit vouloir tirer un autre fil, d’une autre nature, forte du principe de « l’ambiguïté du geste herméneutique » (« Quand lire, c’est faire », p. 10). On peut reconnaître là la prudence de la mouvance déconstructionniste : ne pas reproduire le geste dogmatique que l’on est précisément occupé à déconstruire.
[51] Parménide, Fragments. Poème, p. 167.
[52] Magali Année, « Énoncer le verbe être », p. 72 et n. 2.
[53] Ibid., p. 141.
[54] Ibid., p. 18.
[55] Ibid., p. 20.
[56] Ibid., p. 77. Année parle de statut « holosémantique » du verbe être : il est en toute puissance toute signification, il est implicite en toute signification, car sur le plan linguistique être et dire se recouvrent.
[57] Ibid., p. 111 : « Il faut comprendre que la ‘sphère’ parménidienne représente avant tout une image qui permet au poète de définir son propre discours ».
[58] Ibid., p. 146.
[59] Ibid., p. 136. Une parole est envisagée comme « performative » dès lors que sa visée est elle-même, l’acte de parole lui-même.
[60] Parménide, Fragments. Poème, p. 175. Cassin traduit, in Sur la nature ou sur l’étant, p. 91 : « Mes formules te livrent le dispositif du monde dans toute sa ressemblance ». Cf. Beaufret, Parménide, p. 89 :« Le déploiement de ce qui paraît, en tant qu’il se produit comme il se doit, voilà ce que je vais te révéler en entier ». Cf. également Dumont, Les Présocratiques, p. 263 : « Voici, tel qu’il nous semble en sa totalité, le système du monde et son arrangement que je vais te décrire ».
[61] « Énoncer le verbe être », p. 126.
[62] Ibid., p.129 : « Ce jeu de projection du je du poète dans une instance divine inspiratrice entraîne alors un mouvement de réciprocité, voire d’identité, entre les deux voix, qui confère au poème une valeur de vérité inébranlable ».
[63] Ibid., p. 59 sq.
[64] Ibid., p. 67.
[65] Parménide, Fragments. Poème, p. 169.
[66] « Énoncer le verbe être », p. 64-65.
[67] Ibid., p. 138.
[68] Ibid., p. 146.