De la poésie lyrique à l’art lyrique : en écoutant Eugène Onéguine
Une contribution au projet "Textes, Langues & Langages"
(Axe 2 : Le lyrisme, 2020-21)
par Léa Karcher (Étudiante de Khâgne)
« Quant à la musique, je vous dirai que si jamais il y a eu musique écrite avec un enthousiasme sincère, avec un amour du sujet et des personnages, c'est bien la musique d'Onéguine. Je me sentais fondre et palpiter d'un bonheur indicible lorsque je l'écrivais. Et si l'auditeur perçoit ne serait-ce qu'une infime part de ce que je ressentais en composant cet opéra, j'en serai satisfait et ne demanderai rien de plus. Qu'Onéguine soit une représentation fort ennuyeuse mais avec une musique écrite avec chaleur – c'est tout ce que je souhaite. »
Lettre de Tchaïkovski à Serge Taneïev du 25 janvier 1878
Voilà ainsi exprimé l’enthousiasme du compositeur russe de l’époque romantique, Piotr Ilitch Tchaïkovski, quant à son œuvre cruciale Eugène Onéguine. Pour Tchaïkovski, ce chef-d'œuvre occupe une place particulière parmi ses onze opéras. Encore aujourd’hui, Eugène Onéguine est l’un de ses opéras les plus joués sur la scène lyrique internationale, tout comme son autre composition, également inspirée d’une œuvre de Pouchkine, Dame de pique.
Le style musical de Tchaïkovski se démarque à la fois de ses contemporains russes qui intègrent davantage l’histoire russe dans leurs œuvres ; mais il reste aussi dans le sillage des grandes tendances de l’opéra, notamment français, et dans la tradition du bel canto[1] italien. Tchaïkovski a ainsi pu être qualifié de conservateur dans sa manière de composer les opéras puisqu’il ne suit pas la tendance de ses contemporains mais continue à étendre les phrasés vocaux sur de longues portées. Cette ampleur est significative quant au lyrisme du compositeur : l’air résonne toujours comme le souffle du chant et de l’émotion qui ne semble jamais s’éteindre. La portée vocale est accompagnée dans ses envolées lyriques, dans ses mouvements de passion, par l’orchestre qui répond à la voix.
La création d’Eugène Onéguine
L’idée de créer un opéra autour de l’œuvre de Pouchkine est née lors d’un repas durant lequel Lavistkaïa – qui sera l’interprète d’Olga – en suggère la composition à Tchaïkovski. L’œuvre est créée au Petit Théâtre du Collège Impérial de Musique et est exécutée pour la première fois par les élèves du Conservatoire de Moscou le 29 mars 1879.
Certains reprochaient à Tchaïkovski d’avoir mis en opéra le roman le plus populaire de Pouchkine mais de manière trop symphonique et pas assez scénique. Tchaïkovski en est bien conscient, mais ce critère n’a aucune importance pour lui : « Je reste cependant lucide, et je sais qu'il y aura peu d'effets scéniques et d'action dans cet opéra. Mais la poésie de l'ensemble, l'aspect humain et la simplicité du sujet servis par un texte génial, compensent largement ces défauts. » (18 mai 1877, lettre à son frère Modeste).
L’intrigue de l’opéra diffère quelque peu de l'œuvre de Pouchkine. En effet, on qualifie même cet opéra de « scènes lyriques » car la trame narrative originale de l'œuvre de Pouchkine n’est pas fidèlement suivie, seuls quelques passages capitaux pour l’intrigue amoureuse sont gardés. Le compositeur a retiré toute l’ironie que l’auteur exprimait pour ne retenir que la puissance émotionnelle du roman. L'intrigue est donc essentiellement centrée sur la relation entre Tatiana et Eugène. Tatiana cultive un amour passionnel pour Eugène à la suite de leur rencontre. Elle lui écrit alors une lettre qui le bouleverse sincèrement. Toutefois, comme dans le roman de Pouchkine, le duel entre Lenski et Eugène a lieu. Eugène a tué Lenski, son ami et le fiancé de la sœur de Tatiana. L’amour entre Tatiana et Eugène ne peut alors s’accomplir. Deux ans plus tard, à Saint-Pétersbourg, Tatiana rencontre à un bal le prince Grémine, celui qui deviendra son mari. Quand Eugène revient, il se jette aux pieds de Tatiana, la supplie avec passion de tout quitter pour lui. Malgré l’amour de Tatiana, la jeune femme suit son devoir et dit un adieu définitif à Eugène.
La scène de la lettre : la réécriture du lyrisme de Pouchkine
L’une des scènes les plus émouvantes est la scène de la lettre dans le deuxième tableau de l’acte I. Il s’agit d’une scène clé dans l’évolution de l’intrigue. Tatiana joue en effet un rôle capital dans la pièce car c’est grâce à elle que nous percevons l’évolution des sentiments entre les personnages, notamment par sa mélodie qui est répétée et reprise avec souplesse.
Dans l’air de cette scène, toutes les variations des sentiments de Tatiana sont dépeintes. Les instruments au début jouent avec une grande douceur qui contraste avec l’entrée en force de la chanteuse. Cette entrée montre déjà l’ambivalence de la passion qu’éprouve Tatiana qui est tourmentée entre le sentiment d’une douce joie et la puissance d’un amour qui ne se contrôle pas. Nous pouvons aussi noter la récurrence de rythmes particuliers, comme les doubles croches, dont la rapidité montre l’anxiété et les hésitations qui tourmentent Tatiana. L’air est également parsemé de passages davantage mélancoliques en mineur, où la voix devient plus ténue : ces moments peuvent déjà présager le malheur de cet amour excessif. Nous pouvons résumer les émotions réveillées par l’écoute de cette scène en nous appuyant sur ces mots de G. Abraham : « La simple ligne de haut-bois, traversée par les quartes et les quintes de la flûte, de la clarinette et du cor, et par les projections lumineuses de la harpe, rend magnifiquement la naïveté et le romantisme de la jeune fille, tout en suggérant, comme une pantomime, l’acte d’écriture. »
Ainsi, Tchaïkovski reprend la lettre touchante de Tatiana (strophe 31, chapitre troisième) en restant fidèle à l’essence de la lettre dans l’œuvre de Pouchkine. La musique parvient à reproduire les effets de l’écriture à savoir l’excitation mais encore les doutes qui tourmentent Tatiana. Le flux des mots qui montrait l'extrémité des émotions est ici converti dans les envolées lyriques et la rapidité des rythmes. Le petit air de la lettre de Tatiana est admiré par le narrateur-auteur qui regrette d’avoir perdu cette expression lyrique spontanée et sincère. Il qualifie ainsi sa lettre par des termes qui s’appliqueraient aussi bien à l’air de Tchaïkovski : « Ce vague dans le choix des mots, / Cette naïveté touchante, / La folle parole du cœur, / Qui enthousiasme et qui fait mal ? ».
Ecoute et impressions sur un court extrait
L’air que j’ai choisi de vous partager constitue les 3 dernières minutes de la scène. Ce passage rassemble dans un condensé toute la puissance émotionnelle du morceau. La douceur initiale alterne avec une intensification du rythme et de la nuance, c’est-à-dire que l’on passe du piano au forte. Cette gradation est par moment coupée par des interventions des instruments qui jouent un rôle de transition vers de nouvelles vagues d’émotions de Tatiana. Le final se fait en toute puissance avec la voix et les instruments qui se répondent, c’est ici l'apogée de l’expression de l’amour de Tatiana pour Eugène.
Ce moment débute avec une certaine douleur dans l’expression, que ce soit dans la voix et dans les instruments à vent. La voix et les instruments sont ainsi reliés par la même fragilité, le même souffle coupé. La cantatrice Galina Vichnevskaïa – dans l’interprétation du chef d’orchestre Boris Khaïkine – semble tirer sa voix du plus profond d’elle, avec un certain tremblement, un vibrato qui montre la difficulté à exprimer son amour sur le papier. Les instruments lui répondent en reprenant la même mélodie, les sons sont liés, amples, ce qui accentue la douce mélancolie de ce passage.
Autour de 10.40 min, une variation dans la mélodie marque une transition. Le rythme se fait plus empressé. Les instruments jouent des notes piquées et les violons des doubles croches afin d’accentuer la tension qui s’est soudainement installée dans l’atmosphère. Cette accélération subite connaît une première envolée à 11 min : alors que la voix se trouvait dans les graves, une note aiguë est maintenue sur plusieurs temps. L’étendue de la tessiture[2] montre ainsi la maîtrise vocale de la cantatrice. La rupture est aussi nette sur le plan rythmique. En effet, le rythme rapide coupait le souffle par intermittence très brève, mais ici le souffle est maintenu sur deux blanches.
Nous pouvons à présent entendre une descente mélodique des violons qui annonce une nouvelle phase. Cette période est caractérisée par le doublement de la voix avec les violons. Cette fois la voix et les instruments ne sont plus retenus ; au contraire, l’expression est légère, ce qui dénote la joie de Tatiana qui ne se pose plus de questions. On retrouve le même schéma de réponse entre voix et instruments qui reprennent toujours la même mélodie.
De nouveau, la passion intense revient dans un crescendo progressif accompagné des violons qui jouent un rythme pressé et répété. Cette passion insoutenable atteint encore plus facilement les envolées lyriques. Les instruments entament une transition vers 11.40 min, en coupant la mélodie par des croches brèves et piquées. La période qui suit est particulièrement saisissante. Alors que Tatiana était en pleine envolée passionnée sa voix s’adoucit, redescend dans les graves. Elle tient des notes longues avec en fond un léger accord maintenu pour la soutenir. Les instruments sont presque muets, alors que la voix de Tatiana est gagnée par une vibration, comme si elle s’essoufflait. La dernière note qu’elle parvient à faire sortir provoque un retour des instruments avec une grande puissance, le pianissimo de la portée précédente fait d’autant plus ressortir l’entrée fracassante en fortissimo. Tout se passe à présent comme si la voix de Tatiana avait été remplacée par les instruments à vent, par le cor et le hautbois notamment, à leur forte répond encore la douce mélodie jouée par les violons. On retrouve le même schéma de réponse entre la voix et le souffle des instruments. Tous les instruments s’accordent ensuite dans une danse joyeuse qui reprend les expressions lyriques et la mélodie de Tatiana chantée juste avant.
Finalement à 12.32 min, les violons, dans un rythme effréné et pourtant en pianissimo, avec en fond des cordes pincées, accueillent le retour de Tatiana. La passion revient au grand galop en crescendo du côté des violons et de la voix, crescendo qui aboutit en point d’orgue sur la note marquant l’apogée de la passion débordante de Tatiana.
Cet air regroupe ainsi les élans lyriques, les hésitations, les inquiétudes et l’exaltation amoureuse de Tatiana. La musique épouse les états d’âme de Tatiana qui découvre la passion amoureuse qui l’anime, passion qu’elle ne comprend pas encore et qui pourtant s’exprime librement à travers sa voix avec douceur, mélancolie et puissance.
[1] Bel canto : terme qui s’applique à un chant caractérisé par la beauté du son, la souplesse du phrasé et la virtuosité dans l’exécution des vocalises et des ornements.
[2] Tessiture : étendue des notes qui peuvent être émises par une voix ou un instrument.