« L’aigle et le renard » ou la genèse d’une fable :
corpus ésopique, poésie iambique et littérature mésopotamienne
Une contribution au projet "Textes, Langues & Langages"
(Axe 1 : Savoir, apprendre, éduquer, 2020-21)
par Karim Mansour (Professeur de Grec HK / KH)
La fable, un genre ancien et universel
Dans la Préface au premier recueil de ses Fables, publié en 1668, Jean de La Fontaine définissait ainsi les vertus didactiques et le caractère profondément formateur du genre de la fable à l’égard de l’esprit humain :
« Ces badineries ne sont telles qu’en apparence ; car, dans le fond, elles portent un sens très solide. Et comme, par la définition du point, de la ligne, de la surface, et par d’autres principes très familiers, nous parvenons à des connaissances qui mesurent enfin le ciel et la terre ; de même aussi, par les raisonnements et conséquences que l’on peut tirer de ces fables, on se forme le jugement et les mœurs, on se rend capable des grandes choses. »[1]
Il reconnaissait aussi ouvertement la filiation qui était la sienne vis-à-vis des maîtres antiques du genre : Ésope et Phèdre, respectivement grec et latin ; et l’on sait que nombre des fables de La Fontaine trouvent effectivement leur source chez les fabulistes de l’Antiquité. Cependant, dans l’Avertissement qu’il publie à la parution du second recueil, dix ans plus tard, La Fontaine semble élargir le champ des influences ; il écrit en effet :
« … je dirai, par reconnaissance, que j’en dois la plus grande partie à Pilpay, sage Indien. Son livre a été traduit en toutes les langues. Les gens du pays le croient fort ancien, et original à l’égard d’Ésope, si ce n’est Ésope lui-même sous le nom du sage Locman. »[2]
On reconnaîtra en « Pilpay » (ou Bidpay) l’auteur du Pañcatantra, recueil de contes sanskrits à visée morale empruntant le détour métaphorique de la représentation animalière, recueil qui connut une très large fortune par ses traductions en persan, syriaque ou arabe ; et en « Locman », le fabuliste arabe Luqmân, dont le statut semi-historique n’est pas sans évoquer la figure d’Ésope, auteur qui représente avant tout une tradition de récits en prose qui plonge sans doute dans un passé immémorial.
La fable apparaît en effet comme un genre ancien et universel. Son ancienneté se mesure aisément à l’aune de ce que rapporte Antonio La Penna, dans son introduction à une édition italienne des Fables d’Ésope :
« Les nouvelles découvertes de textes en écriture cunéiforme dans l’Asie Mineure viennent enrichir nos connaissances de littérature "ésopique" antérieure à la littérature grecque : de brèves narrations avec des personnages animaux, analogues à celles des fables ésopiques grecques et visant à démontrer une morale, apparaissent dans des textes bilingues en hourrite et en hittite découverts dans les archives de Boğazköy (l’antique Hattusa, capitale du royaume des Hittites). »[3]
Son caractère universel, quant à lui, suscite la question suivante : le genre de la fable est-il né de façon indépendante dans les différentes civilisations antiques (polygénèse), ou faut-il plutôt se représenter un foyer commun d’où ces récits auraient essaimé, en vertu des points de contact et nombreux échanges culturels entre les sociétés du monde ancien — passage qui prendrait en l’occurrence la forme de la traduction et de l’adaptation au génie spécifique de chaque langue et de chaque peuple ?
Sans prétendre pouvoir répondre à cette question difficile, nous nous proposons d’étudier ici la genèse d’une fable ésopique qui pourrait être représentative : celle de l’aigle et du renard, qui propose une réflexion sur les thèmes de l’amitié trahie et du châtiment divin qui en découle. Cette fable (inscrite dans un corpus que l’on peut approximativement dater de la fin du VIe ou du début du Ve siècles av. J.-C.) connaît en effet une version antérieure, sous la plume du poète iambique Archiloque de Paros (VIIe siècle) qui l’insère à titre d’exemplum dans son poème d’invective contre un personnage nommé Lycambe, cible de son épode. Mais au-delà même de cet antécédent poétique au sein de la littérature grecque, il semble bien que les origines de cette fable soient à rechercher dans la littérature ancienne du Proche-Orient, à savoir dans l’épopée babylonienne.
1) La fable ésopique de l’aigle et du renard : un apologue sur la trahison de l’amitié
Au livre II de son Enquête, l’historien grec Hérodote mentionne en passant la figure d’Ésope ; il le qualifie alors de λογοποιός : « auteur de fables » ou, plus littéralement, « faiseur de λόγοι »[4]. Ésope (c’est-à-dire pour nous le corpus ésopique) n’est-il pas en effet au nombre de ces premiers représentants de l’écriture en prose, telle qu’elle naquit dans l’Ionie du VIe siècle avec les premiers « philosophes » et logographes, substituant en l’occurrence le λόγος — entendu au sens conceptuel comme « rationalité discursive » — à la composante mythique qu’attestaient les épopées anciennes, celles d’Homère et d’Hésiode ?
C’est ainsi que la fable ésopique se compose d’un récit en prose (l’apologue, dont on sait les caractéristiques narratives et la visée argumentative) assorti d’une morale : le « corps » et « l’âme » de la fable, selon les termes de La Fontaine. Et la tournure typique qui assure souvent le lien de l’un à l’autre est bien présente dans le texte qui nous intéresse ; il s’agit de la formule : Ὁ λόγος δηλοῖ ὅτι… « La fable montre que… », qui figure à l’ouverture de la morale[5].
Ἀετὸς καὶ ἀλώπηξ φιλίαν πρὸς ἀλλήλους ποιησάμενοι πλησίον ἑαυτῶν οἰκεῖν διέγνωσαν, βεβαίωσιν φιλίας τὴν συνήθειαν ποιούμενοι. Καὶ δὴ ὁ μὲν ἀναβὰς ἐπί τι περίμηκες δένδρον ἐνεοττοποιήσατο · ἡ δὲ εἰσελθοῦσα εἰς τὸν ὑποκείμενον θάμνον ἔτεκεν. Ἐξελθούσης δὲ αὐτῆς ποτε ἐπὶ νομήν, ὁ ἀετός, ἀπορῶν τροφῆς, καταπτὰς εἰς τὸν θάμνον καὶ τὰ γεννήματα ἀναρπάσας, μετὰ τῶν ἑαυτοῦ νεοττῶν κατεθοινήσατο. Ἡ δὲ ἀλώπηξ ἐπανελθοῦσα, ὡς ἔγνω τὸ πραχθέν, οὐ <τοσοῦτον> ἐπὶ τῷ τῶν νεοττῶν θανάτῳ ἐλυπήθη ὅσον ἐπὶ τῇ ἀμύνῃ · χερσαία γὰρ οὖσα πετεινὸν διώκειν ἠδυνάτει. Διόπερ πόρρωθεν στᾶσα, ὃ μόνον τοῖς ἀδυνάτοις καὶ ἀσθενέσιν ὑπολείπεται, τῷ ἐχθρῷ κατηρᾶτο. Συνέβη δ’ αὐτῷ τῆς εἰς τὴν φιλίαν ἀσεβείας οὐκ εἰς μακρὰν δίκην ὑποσχεῖν · θυόντων γάρ τινων αἶγα ἐπ’ ἀγροῦ, καταπτὰς ἀπὸ τοῦ βωμοῦ σπλάγχνον ἔπμυρον ἀνήνεγκεν · οὗ κομισθέντος ἐπὶ τὴν καλιάν, σφοδρὸς ἐμπεσὼν ἄνεμος ἐκ λεπτοῦ καὶ παλαιοῦ κάρφους λαμπρὰν φλόγα ἀνῆψε. Καὶ διὰ τοῦτο καταφλεχθέντες οἱ νεοττοὶ (καὶ γὰρ ἦσαν ἔτι ἀτελεῖς οἱ πτηνοί) ἐπὶ τὴν γῆν κατέπεσον. Καὶ ἡ ἀλώπηξ προσδραμοῦσα ἐν ὄψει τοῦ ἀετοῦ πάντας αὐτοὺς κατέφαγεν.
Ὁ λόγος δηλοῖ ὅτι οἱ φιλίαν παρασπονδοῦντες, κἂν τὴν τῶν ἠδικημένων ἐκφύγωσι κόλασιν δι’ ἀσθένειαν, ἀλλ’ οὖν γε τὴν ἐκ θεοῦ τιμωρίαν οὐ διακρούονται.
Un aigle et un renard ayant fait amitié l’un envers l’autre résolurent d’habiter à proximité, faisant de leur compagnonnage une confirmation de leur amitié. Voilà donc que l’un monta sur un arbre immense où il fit son nid, tandis que l’autre pénétra dans le buisson qui se trouvait au-dessous, où elle enfanta. Mais un jour qu’elle était sortie en quête de pitance, l’aigle, à court de nourriture, fondit sur le buisson et enleva les petits, puis en fit son repas avec ses rejetons à lui. La renarde à son retour, comprenant ce qui s’était passé, ne s’affligea pas tant de la mort de ses petits que de sa vengeance ; car, étant un animal terrestre, elle ne pouvait poursuivre un oiseau. Aussi se tint-elle au loin, et — seul recours qui reste aux faibles et aux impuissants — elle maudissait son ennemi. Mais il arriva que l’aigle subit avant longtemps le châtiment de son impiété envers l’amitié : comme des gens sacrifiaient une chèvre dans un champ, il s’élança de l’autel en prélevant une entraille incandescente ; et quand il l’eut rapportée dans son nid, un vent violent s’abattit et attisa les anciennes brindilles légères en une brillante flamme. A cause de quoi, les oisillons enflammés (c’étaient encore des oiseaux imparfaits) tombèrent par terre — et la renarde accourut et, sous les yeux de l’aigle, les dévora tous.
La fable montre que ceux qui parjurent l’amitié, même s’ils échappent par faiblesse à la vengeance de leurs victimes, ne peuvent du moins se soustraire à la punition du dieu.
Analysons en trois temps la composition de cette fable :
a) Schéma narratif
Il suit comme on le voit, en apparence, un déroulement relativement simple et linéaire :
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Situation initiale : l’amitié de l’aigle et du renard, confirmée par leur compagnonnage
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Élément perturbateur : la sortie du renard en quête de pitance
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Péripétie n°1 : l’aigle s’empare des petits du renard et les mange avec ses rejetons
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Péripétie n°2 : le renard à son retour découvre ce qui s’est passé
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Élément central : la malédiction du renard
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Péripétie n°3 : l’aigle prélève une entraille pendant le sacrifice et la rapporte dans son nid
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Péripétie n°4 : un vent violent incendie le nid de l’aigle
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Élément de résolution : les oisillons tombent par terre et le renard les dévore
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Situation finale (implicite) : la vengeance du renard à l’égard de l’aigle
b) Symétrie et renversement
Il convient dans un deuxième temps de remarquer qu’au-delà de sa linéarité apparente, cette fable se caractérise aussi par la symétrie de sa structure narrative, vectrice d’un renversement qui conduit de l’amitié nouée entre l’aigle et le renard (SI) à la vengeance obtenue par le second, à la suite de la trahison de l’amitié (SF). Ainsi encore, à l’élément perturbateur qui consiste dans la sortie du renard en quête de pitance, répond ironiquement l’élément de résolution où l’on voit le renard dévorer les petits de l’aigle. Quant aux quatre péripéties qui constituent le corps du récit, le malheur survenu à la famille du renard (P1) trouve un écho dans l’incendie du nid de l’aigle (P4), de même que le retour de l’aigle muni de l’entraille (P3) répond au retour du renard parti chercher la nourriture (P2) : ces deux retours ont d’ailleurs une issue malheureuse – et le malheur de l’aigle vient compenser celui du renard.
c) Le climax et la morale
Enfin, au centre du récit, figure ce qui est à la fois le creux et le véritable climax — sinon dramatique, du moins conceptuel — de la fable : la malédiction lancée par le renard, qui est d’ailleurs le lieu d’une « intrusion d’auteur » anticipant en quelque sorte sur le contenu de la morale. Cette malédiction est en effet présentée comme le « seul recours qui reste aux faibles et aux impuissants » — τοῖς ἀδυνάτοις καὶ ἀσθενέσιν — annonçant la « faiblesse » (ἀσθένεια) des victimes dont il est question dans la morale. Or, c’est précisément cette malédiction qui, au sein du rapport de dominant à dominé qui se fait jour entre l’aigle et le renard, vient introduire dans le récit un troisième terme implicite, que la morale explicitera : il s’agit du dieu qui rétablit la justice en accomplissant le châtiment et en vengeant ainsi les victimes impuissantes sur ceux qui leur ont fait du tort.
Le « dieu » en question n’est pas individué dans la morale, dont une propriété caractéristique de la fable animalière est d’opérer le glissement du monde animal à celui des hommes : il s’agit seulement de cette instance divine qui veille aux actes humains et vient punir les faits de démesure et d’outrage (ὕβρις) — en l’occurrence la transgression d’un serment d’amitié, telle que la dénote l’expression φιλίαν παρασπονδεῖν et que l’on appelle aussi « parjure ».
2) Un antécédent poétique : l’épode iambique d’Archiloque et son ainos
Le motif zoomorphique de la transgression du serment et de la punition qui s’ensuit par le dieu n’est pas, en réalité, une création de la prose ésopique : il apparaît déjà dans la poésie grecque d’époque archaïque, représentée ici par l’un de ses premiers auteurs — le poète iambique Archiloque de Paros, qui vécut au VIIe siècle.
Avant d’être un critère de nature métrique, l’iambe se définit d’abord sur le plan thématique, comme une poésie d’invective destinée à susciter le rire corrosif à l’égard de son objet[6]. Il en est ainsi des Épodes d’Archiloque, qui prennent notamment pour cible le personnage de Lycambe et celui de sa fille, Néoboulé, naguère promise au poète (ou plutôt, pour éviter toute lecture biographisante, à son double poétique, dans un genre littéraire qui se caractérise à coup sûr par sa dimension fortement rituelle) et qui lui fut par la suite refusée : source même de cette poésie satirique qui se donne aujourd’hui à lire sous forme fragmentaire, au gré des citations éparses que nous ont transmises les Anciens, ou d’exceptionnelles découvertes papyrologiques telles que celle de l’Épode dite « de Cologne ».
Or, l’épode contre Lycambe est constituée dans sa partie centrale par un récit animalier métaphorique étroitement semblable à la fable d’Esope, et auquel Archiloque donne, en l’introduisant, le nom d’αἶνος — c’est-à-dire, suivant le Dictionnaire étymologique de Chantraine, un « récit chargé de sens », notamment une « fable instructive » [7]. La reconstruction de l’épode selon les fragments conservés se présente comme suit dans l’édition Oxford, due aux soins de M. L. West[8] :
- Fr. 172
C’est l’ouverture de l’épode, qui consiste en la prise à partie du personnage-cible de l’invective :
πάτερ Λυκάμβα, ποῖον ἐφράσω τόδε ; Père Lycambe, qu’as-tu imaginé là ?
τίς σὰς παρήειρε φρένας Qui t’a dérangé l’esprit
ἧις τὸ πρὶν ἠρήρησθα ; νῦν δὲ δὴ πολὺς que tu avais autrefois bien ajusté ? A présent, tu parais
ἀστοῖσι φαίνεαι γέλως. un grand objet de rire pour tes concitoyens.
On note, en guise de terme final de ces quatre vers, la présence du nom γέλως pour désigner « l’objet d’un rire » qui s’exerce aux dépens du personnage, ainsi moqué par la communauté dont le poète — en plus d’être le principal intéressé — se fait le porte-parole.
- Fr. 173
Ce fragment suit sans doute de près le premier ; il expose le motif du litige en formulant de manière explicite le « parjure » de Lycambe :
ὅρκον δ’ ἐνοσφίσθης μέγαν Tu as transgressé un grand serment —
ἅλας τε καὶ τράπεζαν. le sel et la table.
(L’expression « le sel et la table » est une expression formulaire qui fait référence au rituel d’hospitalité, que Lycambe a violé par son parjure.)
- Fr. 174
Ici commence la fable animalière, mettant en scène tout comme chez Esope les personnages de l’aigle et du renard.
αἶνός τις ἀνθρώπων ὅδε, Il est une fable chez les hommes,
ὡς ἆρ’ ἀλώπηξ καἰετὸς ξυνεωνίην comme quoi le renard et l’aigle
ἔμειξαν, avaient uni leur amitié.
Ce fragment correspond à la situation initiale du récit.
- Fr. 175
Il y est question d’un repas dans lequel la plupart des commentateurs voyaient le « second banquet », jusqu’à ce que West l’attribue aux petits de l’aigle, donc à la première partie du récit. Le texte est corrompu mais il en surnage cependant quelques expressions très significatives :
x – u ἐς παῖ]δας φέρων … apportant à ses petits …
δαῖ]τα δ’ οὐ καλὴν ἐπ[ὶ et vers un repas disgracieux
ὥρμησαν ἀπτ]ῆνες δύο deux (petits) qui ne volaient pas s’élancèrent (?)
x – u – x ]. γῆ[ς] ἐφ’ ὑψηλῶι π[άγωι … sur la roche élevée de la terre
x – u – ]νεοσσιῆι … nid
x – u – ]προύθηκε, τὴν δ[ x – u – … il disposa …
x – u – ]. εχο .[ u – …
x – u – ]αδε. .[ u – x – u – …
x – u – x ]φωλά[δ – …
- Fr. 176
Ce fragment a également suscité des difficultés d’interprétation ; il s’agit en effet de savoir qui parle et à qui dans ces trois vers :
ὁρᾶις ἵν’ ἐστὶ κεῖνος ὑψηλὸς πάγος, Tu vois où est cette roche élevée,
τρηχύς τε καὶ παλίγκοτος ; rocailleuse et hostile ?
ἐν τῶι κάθηται, σὴν ἐλαφρίζων μάχην. sur laquelle il est assis, se jouant de ton assaut.
On peut suivre à raison l’hypothèse de West qui y voit des propos adressés par le renard à lui-même, après la découverte du crime : « le renard, en découvrant sa perte, commence par débattre avec lui-même, faisant vœu de représailles mais reconnaissant alors que le nid de l’aigle est complètement inaccessible ».
- Fr. 177
Il se situe dans le prolongement du précédent et expose une puissante invocation à Zeus, formulée par le renard :
ὦ Ζεῦ, πάτερ Ζεῦ, σὸν μὲν οὐρανοῦ κράτος, O Zeus, Zeus père, à toi est le pouvoir du ciel,
σὺ δ’ ἔργ’ ἐπ’ ἀνθρώπων ὁρᾶις c’est toi qui vois les actions des hommes
λεωργὰ καὶ θεμιστά, σοὶ δὲ θηρίων criminelles et légitimes ; c’est toi qui te soucies
ὕβρις τε καὶ δίκη μέλει. de l’hubris et de la dikè des bêtes.
On remarquera ici le polyptote composé par les formes du pronom de deuxième personne ou de l’adjectif qui lui est associé : au vers 1, l’adjectif possessif σόν équivaut à un génitif du pronom personnel (σοῦ), dont on trouve au vers 2 le nominatif (σύ) et au vers 3 le datif (σοί), l’ensemble évoquant l’omniscience et la toute-puissance de Zeus à l’égard des actions des hommes et des bêtes. Au vers 4, hubris (« orgueil, démesure ») et dikê (« justice ») composent un couple notionnel antithétique explicitant les enjeux de la fable ; cette prière à Zeus correspond dans la fable d’Ésope à l’épisode central de la malédiction, dont il formule solennellement les propos.
- Fr. 178
Ce fragment, qui deviendra proverbial, nécessite aussi quelques explications :
μή τευ μελαμπύγου τύχηις. De peur que tu n’en rencontres un qui a les fesses noires.
Il est cité par Porphyre pour montrer qu’Archiloque appelle μελάμπυγος « aux fesses noires » une certaine variété d’aigle. Or, cet « aigle aux fesses noires » avait la réputation d’être plus brave et plus violent que celui « aux fesses blanches » (πύγαργος). Comme l’écrit West, « quelqu’un est averti qu’il risque de rencontrer l’espèce la plus violente, et l’on a conjecturé à raison que le renard de notre fable avertit ici l’aigle mécréant qu’il pourrait bien rencontrer quelqu’un de plus fort que lui — et qui se révèle être Zeus. »
- Fr. 179
Nous voici parvenus au moment du second repas : celui qui portera la ruine à la famille de l’aigle, comme l’indique l’adjectif au titre duquel ce fragment nous est conservé :
προύθηκε παισὶ δεῖπνον αἰηνὲς φέρων. Il disposa pour ses enfants le repas funeste qu’il
[apportait.
Αἰηνές est en effet défini par le dictionnaire ancien qui cite ce vers comme signifiant δεινὸν καὶ πολύστονον : « terrible et lamentable ».
- Fr. 180
Il suit peut-être immédiatement le précédent ; on y trouve le motif de l’entraille incandescente qui embrasera le nid :
πυρὸς δ’ ἐν αὐτῶι φεψάλυξ. une étincelle de feu à l’intérieur.
- Fr. 181
Ce dernier fragment décrit très probablement dans ses premiers vers lacunaires la condition finale de l’aigle.
]. ω[ …
]ηρκ[ …
]. τάτην[ …
μ]έγ’ ἠείδει κακ[όν … il savait le grand malheur …
φ]ρέ[ν]ας … esprit …
]. δ’ ἀμήχανον τ .[ … impuissant …
]ακον · …
]. ανων μεμνημένος[ … se souvenant de …
]. ην κλύσας … ayant lavé (?) …
κέ]λευθον ὠκέως δι’ αἰθέρος[ … une route vite à travers l’air ..
λαιψηρὰ κυ]κλώσας πτερά enroulant des ailes agiles (?)
]ν ἡς . . · σὸς δὲ θυμὸς ἔλπεται … ton cœur espère …
D’après la reconstruction de West, l’aigle, après avoir déposé le repas funeste et être reparti chercher de l’eau pour l’accompagner, trouve à son retour ses petits brûlés ; il est accablé de chagrin, mais conserve le sens pratique de laisser l’eau qu’il porte tomber sur les flammes, avant de s’envoler à la recherche d’une nouvelle maison. Ainsi s’achève l’histoire, et Archiloque se tourne alors de nouveau vers Lycambe : « Tel fut le sort de quelqu’un qui trahit sa foi à l’égard d’un ami — et toi, ton cœur espère (σὸς δὲ θυμὸς ἔλπεται)… » — sans doute « rester impuni ».
Malgré des divergences de détail, on voit à quel point l’ainos de l’épode d’Archiloque contient déjà tout le matériau de la fable ésopique — et même davantage, dans la mesure où il formule explicitement l’invocation du renard à un dieu qui est ici nommé : Zeus tout-puissant, garant de la justice humaine et animale.
3) En amont de la Grèce : des origines à chercher dans l’épopée babylonienne
Archiloque n’est cependant pas le premier poète grec à avoir inséré un ainos dans ses compositions poétiques : avant lui déjà, le poète Hésiode avait fait de même avec la fable de l’épervier et du rossignol, qu’il raconte aux vers 203 à 212 de son poème Les Travaux et les Jours — Hésiode, ce « théologien venu d’Orient », pour reprendre le titre du chapitre que lui consacre Luciano Canfora dans son Histoire de la littérature grecque[9]. Or, deux études majeures de la fin du XXe siècle ont précisément dressé le bilan de ce que la littérature grecque archaïque doit aux civilisations orientales qui l’ont précédée : celles de Walter Burkert et, de nouveau, de M. L. West.
Pour ne parler ici que de la fable, qui constitue notre objet d’étude spécifique, Burkert écrit ainsi :
« Ésope, le nom auquel la collection de base des fables grecques animalières est associée, n’est pas le commencement. On sait depuis longtemps que les fables animalières existaient non seulement en égyptien, mais aussi en sumérien et en akkadien, et, au moins pour les fables de plantes, en hébreu. Hermann Diels écrivait sur les "fables orientales en habit grec" dès 1910. »[10]
Plus précisément, la fable dont il est question ici — celle de l’aigle et du renard — est également connue de la littérature akkadienne : elle figure dans une œuvre épique babylonienne, l’Etana. Il ne s’y agit pas d’une fable indépendante, mais plutôt d’une introduction au mythe d’Etana, qui s’envola au ciel sur un aigle. Dans cette version akkadienne qui fait en quelque sorte figure d’Urtext (selon le terme allemand employé pour désigner un « texte originaire »), ce sont un aigle et un serpent qui concluent un pacte et partagent leur nourriture, jusqu’à ce que l’aigle perpètre son outrage en mangeant les petits du serpent. Celui-ci se tourne vers Shamash, le dieu du Soleil, au discours direct, l’invoquant en tant que gardien de la justice ; le serpent obtiendra vengeance par sa ruse.
Si la fable babylonienne met en scène un serpent au lieu du renard, et si la forme de rétribution est différente, on ne peut manquer d’être frappé par d’étroites coïncidences, au nombre desquelles la plus remarquable est peut-être l’invocation pathétique lancée au dieu du ciel comme gardien de la justice et punisseur de ceux qui la transgressent. Comme le souligne Burkert,
« une prière de cette nature n’est pas courante en Grèce à l’époque d’Archiloque, autant que nous sachions, alors que pour les Orientaux le dieu du soleil accomplit là l’une de ses fonctions usuelles. »[11]
Ainsi encore, renchérit West, l’expression « à toi est le pouvoir du ciel » qui figure dans l’épode d’Archiloque remonte aussi bien à l’Ancien Testament, où elle apparaît dans une prière attribuée à David : « A Toi, Seigneur, est la grandeur et le pouvoir… car tout ce qui est dans les cieux et sur la terre est à toi »[12]. Quant à la structure de la prière du renard dans son ensemble — apostrophe au dieu, affirmation de son pouvoir et de son intérêt spécifique pour la justice, remontrance à l’égard de la transgression de l’aigle —, elle est également en accord avec les traditions du Proche-Orient (West cite ici le parallèle d’une plainte au dieu Shamash dans l’épopée). Enfin, l’idée que Zeus s’occupe de la justice parmi les animaux est sans autre exemple dans la littérature archaïque grecque, mais possède en revanche un parallèle dans un hymne hittite au dieu du soleil Istanu. On voit à quel point le matériau de la fable archiloquienne, version antérieure de la fable ésopique qui constituait notre texte de base, est orienté vers des sources proche-orientales qui puisent dans un fonds théologique attesté notamment par l’épopée, première forme de poésie universelle.
Conclusion : tradition orale en prose et en poésie à l’époque archaïque
D’Ésope à l’épode et de l’épode à l’epos, de la prose à la poésie grecques et de la Grèce à la Mésopotamie, nous avons voulu montrer la genèse d’une fable dont les textes nous permettent de retracer le parcours. Or, il semble bien que la fable de l’aigle et du renard ne soit pas la seule à posséder une si riche histoire : il faut probablement se représenter le monde ancien comme un lieu d’échanges intenses entre les différentes civilisations qui le composent, et la Grèce archaïque comme un lieu d’accueil des influences extérieures, sur la voie ouverte par l’Asie Mineure.
En ce qui concerne les rapports de la prose et de la poésie grecques, il n’est sans doute pas pertinent de se représenter que l’une (ici Ésope) découle simplement de la seconde (Archiloque) : mieux vaut supposer une coexistence de deux traditions parallèles, l’une en poésie et l’autre en prose, qui ont pu dès l’époque archaïque nouer des contacts et se nourrir l’une l’autre. Ainsi, dans un article qu’il a consacré à l’historien Hérodote, Gregory Nagy a pu voir en lui le représentant d’une tradition orale en prose, parallèle à la tradition aédique et qui remonte peut-être aussi loin qu’elle[13] ; il emploie pour ces auteurs le nom de λόγιοι, où l’on reconnaît le terme de λόγος qui peut également, comme on l’a vu, caractériser la production ésopique. Ésope serait alors, lui aussi, le représentant le plus illustre d’une tradition fabuliste en prose dont l’antécédent est désigné sous le nom d’αἶνος et dans laquelle les poètes archaïques ont pu puiser — une tradition dont les origines paraissent aussi lointaines que les facultés fabulatrices de l’homme.
[1] La Fontaine, Fables, éd. R. Radouant, Librairie Hachette, 1929, « Préface de La Fontaine », p. 9-10.
[2] La Fontaine, op. cit., « Avertissement », p. 223.
[3] Esopo. Favole, Introduzione di A. La Penna, a cura di C. Benedetti, Milan, Arnoldo Mondadori Editore, 1996, p. IX.
[4] Hérodote, L’Egypte. Histoires, II, Texte établi et traduit par Ph.-E. Legrand, introduction et notes par Ch. Jacob, Paris, Les Belles Lettres, 1997 ; la mention d’Esope se trouve au paragraphe 134.
[5] Texte grec suivant l’édition d’É. Chambry, Paris, Les Belles Lettres, 1927. Nous traduisons.
[6] Cf. A. Rotstein, The Idea of Iambos, Oxford, Oxford University Press, 2010.
[7] P. Chantraine, Dictionnaire étymologique de la langue grecque. Histoire des mots, Paris, Klincksieck, 1968-80, nouvelle édition mise à jour avec un Supplément, sous la dir. d’A. Blanc, Ch. de Lamberterie, J.-L. Perpillou, 1999, s. u.
[8] M. L. West, Iambi et Elegi Graeci ante Alexandrum Cantati, Oxford, Oxford University Press, 1971, 1998. Nous traduisons le texte, et nous suivons en les complétant les analyses présentées par M. L. West dans Studies in Greek Elegy and Iambus, Berlin-New York, Walter de Gruyter, 1974, p. 132-134.
[9] L. Canfora, Histoire de la littérature grecque d’Homère à Aristote, trad. D. Fourgous, Paris, Editions Desjonquères, 1994, p. 63 sq.
[10] W. Burkert, The Orientalizing Revolution. Near Eastern Influence on Greek Culture in the Early Archaic Age, Cambridge, Harvard University Press, 1992, p. 120 sq.
[11] W. Burkert, op. cit., p. 122.
[12] M. L. West, The East Face of Helicon. West Asiatic Elements in Greek Poetry and Myth, Oxford, Clarendon Press, 1997, p. 502 sq.
[13] G. Nagy, « Herodotus the Logios », Arethusa 20, 1987, p. 175-184.