DIDON ET ÉNÉE : Transfusions baroques
Par Jacques Brunet-Georget et les étudiant.e.s d’hypokhâgne
Une contribution au projet « Textes, Langues & Langages »
(Axe 1 : Mythes et métamorphoses, 2023-24)
Nous avons lu cette année avec la classe d’Hypokhâgne une pièce de théâtre très particulière, fleuron de la littérature baroque : Les Juives, de Robert Garnier (1583). Cette pièce plutôt statique, dépourvue d’intrigue au sens classique, fait entendre le chant de détresse des femmes juives déportées à Babylone sous le règne de Nabuchodonosor. La langue est violente, exubérante, lyrique, parfois violemment organique… Pour prolonger l’étude de la période baroque, nous avons ensuite découvert l’opéra Didon et Énée, de Henry Purcell (1689), mis en scène avec les artistes du Juilliard Opera (New York) au château de Versailles (2016). H. Purcell s’inspire de l’histoire racontée par Virgile dans l’Énéide, pour mettre en avant la douleur d’une femme abandonnée, Didon, qui décide de se suicider.
J’ai proposé à partir de là un exercice d’écriture permettant de voyager d’un univers à l’autre. Il s’agissait de choisir l’une de ces deux scènes de l’opéra de H. Purcell : la séparation des deux amants ou la mort de Didon, pour ensuite composer en alexandrins une scène (théâtrale) tragique s’inspirant du style de R. Garnier (et éventuellement d’autres auteurs baroques) ainsi que des caractéristiques de la tragédie humaniste (images audacieuses, procédés d’exagération, extrême corporalité de la langue, enchaînement très rapide de répliques…). Il s’agissait en somme de « transfuser » un peu de l’esthétique baroque dans cette histoire venue de l’Antiquité romaine et si souvent racontée.
On trouvera ci-dessous trois propositions : les deux premières composées par des étudiantes, la troisième née de ma propre plume. Ma proposition, s’éloignant des rives accidentées du baroque, regarde plutôt vers la limpidité du classicisme…
Voici, pour commencer, la mise en scène de Didon et Énée qui a servi de base au processus d’écriture. Les deux scènes mentionnées se succèdent à partir de 59 min. 25. On retrouve Énée, Didon, et sa confidente Belinda :
https://www.youtube.com/watch?v=Q3Vs3YXQp5U
Proposition n°1 :
Louise RAETZ
DIDON - Ô ! Lune si lointaine ! Écoute, entends ma peine !
Les vagues, se brisant, meurent où naît ma haine :
Mon esprit se perd dans les tourbillons marins.
Debout, au bord de la falaise, je me tiens,
Impatiente de les rencontrer enfin
Et de disparaître en leur si funèbre sein.
Seule, abandonnée, désespérée, je suis là,
Et sans trêve j’attends qu’arrive mon trépas.
Mais non, il traîne et m’ignore le scélérat !
Les vagues, se brisant, toujours meurent sans moi.
Ô ! Lune, tes flambeaux révèlent cette scène.
N’y a-t-il pas en toi de honte qui te freine ?
M’éclaires-tu à dessein, ô astre lointain ?
Souhaites-tu voir ma fin, la présenter aux miens ?
Las ! mon amour m’attire dans les limbes noirs,
Pareils aux lieux obscurs où l’égaré va boire.
Car oui ! Mon amour est plus que flamme insensée.
Il me dévore ! ce feu pour le bel Énée.
Il me tue, me déchire, me mord et me lacère,
Je le ressens, mortel, dans toutes mes viscères.
Énée s’en va, volage, et Didon désespère.
Qu’il est funeste, hélas, le vide qui m’enserre !
Tue-moi, tue-moi et repais-toi de tout mon sang
Mais laisse-moi, Énée, mourir seule en pleurant.
ÉNÉE - Où es-tu, où es-tu, ô ma chère Didon ?
Je t’en prie, ne meurs pas par ma contribution,
Ne meurs pas du fait seul de mon erreur atroce,
Ne va pas, me quittant, plonger dans cette fosse.
Reste ! Et apprends qu’Énée restera pour Didon !
Pour toi, je cède à la plus belle tentation.
Où es-tu, où es-tu, ô ma chère Didon ?
Je te cherche et renonce à devenir colon.
DIDON - Il est là, il est là, mon Énée m’a trouvée !
Je ne veux pas le voir, surtout pas l’écouter.
Il a – et sans la plus petite compassion –
Pensé à me quitter – oui ! – à quitter Didon.
Il n’a rien demandé, vraiment rien.. Il a, lui,
Choisi seul pour nous deux la tristesse et l’oubli,
Un destin malheureux, sans la moindre lueur.
Maintenant, il regrette ! Et court quand je me meurs…
Va-t-en, va-t-en, Énée ! Pars, et ne reviens pas.
Pour prix de mon amour tu m’offres le trépas.
ÉNÉE - Ô ma reine, où es-tu ? Certes, j’entends ta voix
Mais nulle part, Didon, ne te sens ni te vois.
DIDON - Ne viens pas, va-t'en !
ÉNÉE - L’écho de ta voix arrive…
Je l’entends tout près – oui ! – près de la grande rive.
DIDON - Ombre sans un contour, au loin je l’aperçois.
ÉNÉE - Didon ! Je te vois, tu es là ! Viens, parle-moi !
DIDON - Il s’approche, je vois son visage, mon Dieu !
Ma force m’abandonne et s’enfuit peu à peu.
ÉNÉE - Didon, je suis là ! Et je ne partirai pas.
J’y ai pensé, c’est vrai, mais je resterai là.
DIDON - Va-t’en, Énée, va-t’en ! Laisse-moi à ma peine,
Laisse-moi donc sauter, me noyer dans ma haine.
ÉNÉE - Jamais ! Je t’aime trop, je ne partirai pas.
DIDON - Oh, mais crois-moi, Énée, crois-moi, tu partiras.
Les dieux sont sans pitié, ils te l’ont ordonné.
Pars ! Ce qu’ils ont voulu, tu l’avais décidé.
ÉNÉE - Ô Didon ! Mon cœur saigne et s’arrête déjà.
Comment pourrais-je vivre et vivre loin de toi ?
DIDON - Les dieux prennent mon cœur pour donner ta mission.
Va ! Fonde ta cité ! Ainsi parle Didon.
ÉNÉE - Mon cœur se déchire - et toute mon âme saigne.
Dans ma tristesse, sans limite, je me baigne.
Mais ma reine a parlé, je lui dois obéir !
Même noyé de pleurs, et dussé-je en mourir.
DIDON - Ne te retourne pas, vogue vers l’horizon,
Va, deviens colon, oublie même Didon !
ÉNÉE - Entends mes pas, ma voix, me séparant de toi.
DIDON - Va, mets donc à la voile, et lève l’ancre, et va !
ÉNÉE - Tu vois ma silhouette au lointain se défaire.
Réponds à mon salut, réponds-y depuis terre !
DIDON - Je te salue, je te fais signe… Me vois-tu ?
Énée, où es-tu ? Je te réponds ! Me vois-tu ?
Les dieux t’auront soustrait au concert de mes cris.
Tout se tait, tout s’éteint, tout le ciel s’obscurcit.
Toi, le regard au large, et presque disparu,
Tu pars avec ta flotte - et moi je ne suis plus.
Proposition n°2 :
Camille SPOHR
LA SERVANTE
Ô, Belinda, quel malheur nous touche ce jour !
Énée s'en est allé, laissant son grand Amour.
Didon, bafouée, est en proie à la folie ;
Tout est maintenant un fardeau, même sa vie.
BELINDA
La passion la consume et causera sa perte.
C’est vers la mort, hélas, qu’elle s’avance, offerte.
Vite, sans plus tarder, courons la retrouver !
LA SERVANTE
Voyez ! Elle a déjà érigé son bûcher !
Ô ma reine, de grâce, écoutez notre plainte !
Vous échapperez à vos malheurs, n'ayez crainte !
DIDON
Amies, ne pleurez plus, me voilà libérée :
La mort, dernière issue, voilà ma destinée.
Énée, mon tendre Énée, a choisi de partir.
Comment l'aimer, et tout à la fois le haïr ?
Dès que je l'ai vu, dans ses bras j'ai succombé.
Mais comment savoir que cet amour me tuerait ?
Je ne désire rien sinon de mettre un terme
À cette longue peine - et je resterai ferme !
Et bien plus que cela, je vous prie de m’aider :
Donnez la première étincelle à ce bûcher.
BELINDA
Ma sœur, comment demander une telle chose
Quand le moindre inconfort chez vous me rend morose ?
Je ne peux me résoudre à vous voir décliner.
DIDON
Si ce n'est pas pour moi, faites-le contre Énée.
Le premier, il a osé me traiter ainsi :
Alors, sur des générations, je l'ai maudit.
Cet amour fut pour moi une telle torture !
Laissez-moi dépérir, là, je vous en conjure !
BELINDA
Ma soeur, vous ne pouvez vous rendre à cet arrêt.
DIDON
Non, c’est tout décidé. C’est là que je mourrai.
LA SERVANTE
Voyez, voyez ! La lame a jailli de sa manche !
Sa gorge est si près… J’ai peur qu’elle ne la tranche !
BELINDA
Je vous prie de lâcher promptement cet outil !
DIDON
N'y pensez pas ! Je le sens, ma fin est ici !
BELINDA
Ô Didon, ne m'infligez pas cette souffrance !
DIDON
Sans Énée près de moi, ma vie n’est plus qu’errance !
LA SERVANTE
C'est fini, Belinda, elle empoigne la lame !
Cette terrible mort va m'enlever ma Dame !
LE CHŒUR
D'un geste habile, Didon guide le poignard,
Et met devant nos yeux ce vivant cauchemar.
Le fer, pointu, transperce sa chair et son cœur.
Déjà la Reine ne ressent plus la douleur !
Son doux et beau visage pâlit peu à peu,
Tandis que la vie quitte lentement ses yeux.
Le sang ruisselle et sort de son cœur épuisé.
Il colore à grands traits le banc de son corset.
Ses bras, nonchalants, tombent le long de son corps.
Il ne vous reste plus qu'à pleurer cette mort !
BELINDA
Ô, amie, dans un geste d'ultime respect,
Suivons sa demande et allumons le bûcher.
Que les flammes s'élèvent dans le ciel, très haut,
Et, portant cette mort, teintent les cieux, si beaux !
LE CHŒUR
Les flammes, doucement, mordent et se propagent,
Brûlant sa tendre peau, et, cruelles, ravagent
Ces membres qu’à l’instant la vie a désertés.
En fondant, la peau couvre le bois calciné.
Le feu dévore tout, la chair et les organes,
Ses cheveux disparaissent, laissant voir son crâne.
Le sang, s'évaporant, laisse place à la cendre
Et les bras de Didon, brisés, se laissent pendre.
Son foie s’étend, ses viscères sont exposées
Brièvement, avant de partir en fumée.
Bientôt, il ne reste rien du cadavre nu.
Le feu s'est arrêté, tous les cris se sont tus.
Son corps en lambeaux disparaît dans un nuage
Épais, qui, loin déjà, va rejoindre le large.
Et, plus haut, dans le ciel devenu rouge sang,
Les cendres, s'envolant vers le soleil couchant,
Essaim tourbillonnant, suivent la nef d’Énée.
C’est Didon tout entière à sa proie attachée.
Proposition n°3 :
Jacques BRUNET-GEORGET
ÉNÉE - À l’hôte qu’on accueille on doit aussi l’adieu.
DIDON - Mais au cœur qu’on accueille on doit offrir bien mieux.
ÉNÉE - La volonté des dieux ne se discute pas.
DIDON - Est-ce pour plaire aux dieux que tu trahis ta foi ?
ÉNÉE - Je n’ai pas tant erré pour faillir à ma tâche.
DIDON - Tu n’as pas tant vaincu pour te conduire en lâche.
ÉNÉE - J’ai beau partir demain, je ne t’aime pas moins.
DIDON - On aime à peu de frais quand on aime de loin.
ÉNÉE - Chaque instant près de toi fut un bonheur sincère.
DIDON - Chaque instant loin de toi préparera la guerre.
Tu fuis, tu fuis encore, et tu fuyais déjà
Quand ton regard, lassé du faste des repas,
Promenait sa langueur vers les rives du Nord.
À peine avions-nous bu que tu buvais encor
Au lointain d’un cours d’eau de ton rêve jailli.
À peine étions-nous nus, à peine avions-nous ri
Que ton rire aussitôt n’était plus qu’amertume :
Hélas ! Il se perdait dans tous ces brins d’écume
Portés de vague en vague aux terres d’Italie.
Et moi, je pouvais bien boire jusqu’à la lie
Nos coupes de vin rare et le bleu de tes yeux,
Je pouvais t’embrasser, prendre à témoins les dieux
Que jamais nul amour ne brûla plus en moi,
Je pouvais dilater l’espace de mes bras
Pour y faire venir plus que le monde même…
Cela valait sans doute un peu mieux qu’un « Je t’aime »
Et cela pouvait bien se payer d’un serment.
Mais je n’étais pour toi qu’un divertissement !
Va ! Pars ! Je te libère et sois bien assuré
Que ton jouet royal te donne ton congé.
Va griser ton navire à l’air de l’aventure
Et va fouler le sol de ta ville future.
Mais sache, ô voyageur, sache aussi que Didon
T’accorde sa vengeance à défaut de pardon.
Je veux que sur ta race et sur tes descendants
Coulent sans s’arrêter les larmes et le sang.
Je veux que de ma cendre une âme vengeresse
Naisse et vous persécute et vous traque et vous laisse
Pantelants sur le sable - et qu’alors vos yeux voient
S’embraser pour toujours le fantôme de Troie.