(Axes 1 et 2 : "Le pouvoir" et "La prose" - 2021-22)
et les étudiant.e.s d’Hypokhâgne
Le point de départ de ce projet était la volonté de mettre en tension de façon créative deux œuvres narratives en prose d’époques différentes :
Sarrasine, Honoré de Balzac (1830)
Mercure, Amélie Nothomb (1998)
Ces deux œuvres ont été étudiées dans le cours de lettres d’Hypokhâgne pendant le premier semestre de l’année scolaire 2021-2022. Elles faisaient partie d’un parcours intitulé « LES CAPTIVES », qui déclinait le thème de la captivité selon une large palette de cas de figure et de nuances : cela allait de la séquestration matérielle aux mécanismes d’emprise psychologique ou à la
« prison » intérieure, en passant par la fascination invisible qu’exerce un corps ou une œuvre sur le regard.
Je reproduis ci-dessous le « script » du TD qui a servi de rampe de lancement pour le travail des étudiant.e.s. La connaissance des deux œuvres n’est pas indispensable pour apprécier les qualités esthétiques des productions qui vont suivre ni pour se laisser saisir par l’émotion émanant des récits. Mais il vaut mieux les lire au préalable pour naviguer plus aisément dans les « intermondes » ouverts par ce dispositif. Les œuvres sont relativement courtes et très faciles d’accès ! L’objectif de cette navigation est avant tout d’inviter aux plaisirs de la lecture - de toutes les sortes de lecture.
«
Sarrasine est composé de deux volets que leur présentation typographique distinguait clairement à l'origine. Le premier de ces blocs narratifs a pour cadre Paris, durant l'hiver 1830. Lors d'un bal donné à l'hôtel de Lanty, situé à deux pas de l'Elysée-Bourbon, le luxe trop insolent qu'on y déploie, l'apparition d'une sorte de mort-vivant, vieillard presque centenaire dont la seule présence glace les femmes, et les relations étranges enfin que ce dernier entretient avec les hôtes, tout est réuni pour exciter la rumeur. Celle-ci va grand train et le narrateur, l'oreille aux aguets, se plaît à enregistrer toutes les suppositions, alors que lui possède seul la clef de ces mystères. Et lorsque sa cavalière l'interroge sur l'identité du modèle de l'Adonis peint par Vien, qu'elle découvre appendu dans le boudoir de l'hôtel, il cède au désir de la conquérir par un beau récit d'amour et de sang. La seconde partie de la nouvelle nous plonge sans transition, au XVIIIe siècle, et nous suivons l'histoire du sculpteur Sarrasine, de sa naissance à Besançon jusqu'à sa mort, à vingt-deux ans, à Rome. Le départ pour l'Italie est la récompense obligée accordée aux artistes doués. Au théâtre d'
Argentina, le sculpteur découvre son idéal incarné dans la personne de la
prima donna, et ressent pour elle un véritable coup de foudre. Il tente un moment de donner le change à sa passion en représentant Zambinella – c'est son nom – dans le marbre, mais l'attitude coquette qu'elle adopte envers lui exacerbe ses désirs. Il décide alors de passer à l'action et de l'enlever. Le jour fixé, il apprend incidemment la véritable identité de sa bien-aimée : Zambinella est un castrat. La rage qui submerge Sarrasine n'a cependant pas le temps d'exploser : au moment de frapper le castrat, le sculpteur s'écroule sous les coups des sbires que le Cardinal Cicognara a dépêchés pour porter secours à son protégé. Le narrateur n'a plus alors qu'à conclure en reprenant chacune des énigmes posées par la mystérieuse famille de Lanty et son hideux petit vieillard, et à y répondre. »
Le texte intégral de cette nouvelle est disponible ici.
Mercure narre l’histoire d’Omer Loncours, un vieux capitaine de marine, qui vit sur son île avec sa belle et jeune maîtresse, Hazel. Loncours a banni tous les miroirs de l’île et fait ainsi croire à Hazel qu’elle est défigurée afin de la retenir auprès de lui. La ruse du vieillard vacille cependant avec l’arrivée de Françoise, une infirmière chargée de soigner Hazel et qui cherche à libérer sa patiente de l’empire de Loncours. Mercure a la spécificité de comporter deux dénouements. Dans le premier, Françoise révèle à Hazel sa beauté, et les deux femmes quittent l’île pour mener ensemble une vie heureuse à New York. Dans le second, l’infirmière se débarrasse du Capitaine, mais ne désabuse pas Hazel : elles vivent toutes deux sur l’île, Françoise succédant à Loncours pour le plus grand bonheur de sa patiente.
Voici maintenant le « script » tel qu’il a été fourni aux étudiant.e.s :
LA LOGE NOIRE
Vous avez constaté qu’Amélie Nothomb a doté son roman d’une double fin. Nous allons nous-mêmes opérer une « déviation » à l’intérieur du récit afin de tendre un arc narratif avec la nouvelle de Balzac, Sarrasine.
Lorsque Françoise construit la « tour livresque » pour atteindre la hauteur de la fenêtre et s’échapper de la chambre cramoisie, elle trouve un livre très ancien : Sarrasine, d’Honoré de Balzac. Sa couverture est jaunie et craquelée ; Françoise ne se souvient pas l’avoir lu mais elle est intriguée, quand elle l’ouvre, par la présence de nombreuses annotations manuscrites. Elle reconnaît l’écriture d’Omer Loncours, semblable à celle aperçue sur différents documents dans son secrétaire. Pensant que cela pourrait lui servir, elle l’empoche et poursuit son évasion.
Nous allons faire bifurquer le récit au début de la page 146 : Françoise vient de découvrir le panneau secret de la bibliothèque ; elle se tient près de la psyché et s’apprête à révéler sa beauté à Hazel. Mais le temps qu’elle effectue la manœuvre, le vieillard s’est dégagé de ses liens, a saisi son pistolet et l’a plaqué sur la tempe d’Hazel ! Alors que la bibliothèque est en train de se refermer, il avoue à Françoise qu’il a délibérément laissé l’exemplaire de Sarrasine dans la chambre et que cette nouvelle est inspirée de sa propre histoire. En un rire lugubre, presque un cri semblable à celui d’une crécelle, il lui annonce que le sort d’Hazel dépend désormais du voyage que Françoise va faire dans la « LOGE NOIRE ».
C’est qu’Omer Loncours est en réalité … « la Zambinella » tel qu’on pouvait l’apercevoir et le contempler dans le salon des Lanty dans les années 1820. Comment le vieil homme peut-il évoluer, dans un état semblable, à deux époques différentes et si éloignées l’une de l’autre ? La réponse se trouve dans la LOGE NOIRE…
Prenons au sérieux la « feinte » de Balzac lorsqu’il nous montre Marianina conduisant lentement le vieillard dans le boudoir au début de Sarrasine : « Tous deux, ils arrivèrent assez péniblement à une porte cachée dans la tenture. Là Marianina, frappa doucement. Aussitôt apparut, comme par magie, un grand homme sec, espèce de génie familier. Avant de confier le vieillard à ce gardien mystérieux, la jeune enfant baisa respectueusement le cadavre ambulant, et sa chaste caresse ne fut pas exempte de cette câlinerie gracieuse dont le secret appartient à quelques femmes privilégiées. (…) Le vieillard, frappé subitement par quelque souvenir, resta sur le seuil de ce réduit secret. » La nouvelle semble glisser au seuil du fantastique; cette piste est abandonnée par la suite mais cela suffit à intriguer le lecteur à propos du seul lieu de la nouvelle auquel nous n’aurons pas d’accès direct. Dans la composition narrative, ce lieu est en même temps un non-lieu, fonctionnant comme une sorte de « boîte noire » qui accompagne la transition d’une époque à une autre, du récit principal au récit enchâssé. Mais suivons la veine fantastique qui vient marbrer le récit : supposons que la « porte cachée » ouvre sur un espace-temps paradoxal, sur un vaste territoire labyrinthique échappant à la réalité ordinaire et permettant de passer d’une époque à une autre. Chaque fois que la Zambinella franchit le seuil du « réduit secret », c’est pour déboucher un peu plus tard - mais en 1923 ! -, dans la bibliothèque du manoir, sous l’identité d’Omer Loncours, sur l’île de Mortes-Frontières. Inversement, lorsqu’il fait glisser le panneau de sa bibliothèque, découvrant la vaste psyché, c’est pour emprunter le chemin lui permettant de revenir cent ans en arrière, et de hanter (depuis le futur, en quelque sorte) les appartements des Lanty. Mais son apparence physique reste inchangée et il est parfaitement conscient de sa double identité dans les deux époques. Seul ce « passage » temporel lui est autorisé : il ne peut pas, par exemple, revenir à l’époque de sa jeunesse, au 18° siècle.
Françoise, elle, va pouvoir accéder à tous les espaces et à tous les niveaux temporels mentionnés dans la nouvelle de Balzac. La loge noire dispose en effet de différents « portails » permettant de déboucher ici ou là ; mais elle est aussi peuplée de créatures (mortes ? vivantes ?) qui détiennent certaines informations. Françoise va d’abord, telle Alice, se perdre dans le dédale de la loge noire et lire l’histoire de Sarrasine. Mais le narrateur qui raconte l’histoire à Mme de Rochefide - ainsi que Balzac lui-même - ont-il bien transmis l’exacte vérité ?… En tout cas, au fil de ses rencontres, Françoise va apprendre qu’Hazel, née en 1900, est en réalité l’arrière- petite fille de Marianina.
De nombreuses questions vont se poser : Par quel cheminement la Zambinella est-il devenu un séquestrateur ? Pourquoi a-t-il choisi, après Adèle, de retenir captive l’arrière petite-fille de Marianina, sa propre petite-nièce ? Qu’est-ce qui le pousse - peut-être le condamne - à passer sans cesse d’un univers à l’autre ? Pourquoi se comporte-t-il dans l’un comme un spectre errant, dans l’autre comme un maître exalté régnant sur son Éden ? Comment comprendre qu’Hazel ait affirmé à Françoise avoir eu des relations sexuelles avec lui alors que c’est un castrat ? Comment évoluer dans le passé pour intervenir sur le présent, et peut-être sauver Hazel ? Mais « sauver » Hazel est-il forcément la bonne décision ? Qu’est-ce que l’enquête dans le passé va désigner comme étant l’option la plus souhaitable pour la jeune fille ?…
Avant tout, comment imagineriez-vous, vous, cette « loge noire » ? J’ai emprunté ce motif à la culture populaire : c’est une référence à la série Twin Peaks, du célèbre cinéaste David LYNCH, connu pour ses univers tourmentées et tortueux. Les deux premières saisons, en 1990 et en 1991, ont révolutionné le monde de la série télé. David Lynch a réalisé une troisième saison en 2017. La vidéo ci-dessous compile plusieurs scènes se passant dans la « BLACK LODGE » : c’est un espace surnaturel et loufoque ; le temps y est suspendu ou se tord à l’infini sur lui-même ; des apparitions spectrales laissent des messages lacunaires aux « invités »… Sans doute ces images ne seront-elles guère lisibles pour qui n’est pas familier de l’univers de la série ; et peut-être craindrez- vous qu’elles n’influencent votre propre façon d’imaginer cet espace. Aussi n’ai-je laissé ce lien que de manière purement indicative : libre à vous de le consulter ou non !
Ce qui m’importe avant tout est que vous fournissiez un effort créatif pour construire vous- même une représentation visuelle de cette « loge noire », en l’articulant aux données des deux textes narratifs (Balzac / Nothomb) et à la nouvelle intrigue que je vous propose.
Le premier volet de votre travail va donc être de construire une SÉRIE D’ILLUSTRATIONS proposant votre vision de la loge noire. Dessin, peinture, collage, création numérique (peut-être vidéo ?)… A vous de choisir vos outils plastiques !
Le deuxième volet du travail consiste à écrire une NOUVELLE FANTASTIQUE racontant le voyage de Françoise à partir de la loge noire et aboutissant à un nouveau dénouement pour Mercure. Ce récit mettra en tension les deux univers narratifs, faisant peut- être migrer certains personnages de leur récit d’origine à l’autre. A vous de trouver la STRATÉGIE NARRATIVE et les CHOIX ESTHÉTIQUES adéquats pour tenir en haleine le lecteur et « jongler » avec les deux univers !
Vous allez commencer à réfléchir avec votre binôme puis vous allez vous associer à un autre binôme pour former un groupe de quatre - en tenant compte des compétences et des affinités de chacun. Vous allez expérimenter un processus d’ÉCRITURE COLLABORATIVE (à huit mains). Pour mettre en œuvre ce processus, vous pouvez utiliser des outils numériques comme GOOGLE DRIVE ou PADLET.
La production finale sera illustrée par les représentations graphiques de la loge noire.
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Je vous propose de découvrir trois propositions - très différentes - élaborées à partir de ces « consignes » :
1. une « boîte noire » réalisée en ORIGAMI avec le texte intégral d’une nouvelle, ainsi que quelques éclairages sur le texte et sur la création plastique
2. un extrait d’une autre nouvelle ainsi que la transposition numérique du CARNET DE DESSINS qui l’accompagnait à l’origine
3. un CLIP intégrant des éléments dramatiques et chorégraphiques
PROPOSITION N°1
Justine DECLERCQ, Clémence LECLERCQ, Zoé PALENGAT, Pauline ROLLAT
Laissons-nous d’abord envoûter par cette mystérieuse « boîte noire » en papier plié… Elle ouvre sur un faisceau d’images qui sont autant de pistes pour entrer dans l’intermonde de la LOGE NOIRE :
Cet extrait de la nouvelle correspondante plonge Françoise - et nous-mêmes à sa suite - dans un étrange paysage :
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Quand elle ouvrit à nouveau les yeux, elle sentit tout le poids de ses muscles engourdis reposer sur son squelette. La mer était devenue sablonneuse, mais le ciel demeurait toujours aussi sombre.
Ses doigts s’enfoncèrent dans l’étrange substance tiède. Une plage.
Les courants s’étaient montrés plus que cléments, d’autant plus que ces vêtements étaient complètement secs.
Elle examina l’étendue noire qui planait au-dessus d’elle. En scrutant parmi les nuances, elle vit quelque chose d’étonnant, elle se vit couchée sur une plage, comme si le ciel n’était qu’une surface infinie réfléchissante, teintée d’un brouillard obscur. Rien n’était visiblement réel. Son cerveau devait certainement créer une histoire pour maintenir ses fonctions vitales, pour vaincre une sorte de coma. Françoise décida de ne plus se poser davantage de questions sur la suite des événements tant tout cela dépassait toute sorte de rationalité. Surtout que ses sens semblaient quelque peu anesthésiés par une impression étrange, comme si son corps n’avait plus de consistance, qu’il se fondait dans l’univers. Elle croyait même sentir son esprit flotter à côté d’elle.
“Je vais vous faire cadeau de quelque chose qui vous dépasse, qui nous dépasse.”
Elle se redressa pour observer les environs. C’était une petite île qui la logeait, semblable à Morte-frontières tant sa flore était pauvre, avec un seul bâtiment qui dominait l’endroit. Comme guidée par le destin, elle entama son excursion vers la bâtisse sans but précis. Peut-être pouvait-elle provoquer son réveil pour fuir ce monde onirique et distordu…
Le bâtiment avait des allures de temple romain. Cependant l’ensemble de l’architecture demeurait intact tant les peintures semblaient fraîches et éclatantes. Neuf piliers encadraient l’entrée, chacun habitant la représentation d’une muse antique. Toutes avaient une même expression de tristesse déchirante. Leurs yeux en amande rappelait ceux d’Hazel, mais c’était certainement l’inquiétude et le manque qui manipulaient la perception de Françoise. Elle ne s’attarda pas davantage et gravit les quelques marches en marbre. Elle entra.
D’abord, la salle formait un semi-sous-sol tant le sol était bas comparé à la petite estrade de l’entrée. Cette partie souterraine était à moitié immergée dans de l’eau croupie, putride, verte, moisie depuis des millénaires. Fort peu ragoûtant, le lieu lui provoqua une nausée incontrôlable. De plus, un épais brouillard verdâtre proliférait dans la pièce où nul œil ne pouvait voir à plus de deux mètres. C’en fut trop pour elle et fit demi-tour pour réfléchir à une autre possibilité loin de l’odeur infâme.
Mais quand son pied franchi le seuil de l’entrée, une voix l’interpella :
– Signora ?
Elle se retourna, surprise. Elle jura que la salle était vide, mais une gondole flottait sur l’eau avec son capitaine tenant fièrement sa rame en équilibre sur l’épaule. Il était vêtu d’une marinière et son béret tombait si bas à l’avant de sa tête qu’on ne voyait que sa bouche. Ce “r” si bien roulé ne pouvait être qu’un accent italien.
– Ti porto da qualche parte ? È gratis per voi.
N’ayant aucune base en italien, elle acquiesça bien qu’elle ne fût pas sûre des intentions du gondolier. Rien n’avait de sens de toute manière. Elle monta sans réfléchir et s’installa sur une sorte de sofa extrêmement confortable. Elle ne sentit presque plus aucune odeur.
L’embarcation s’avança sans aucun bruit. Et le brouillard se dissipa. Françoise fut prise de panique quand elle vit que le gondolier ne ramait pas.
Celui-ci commença à chanter :
Una bella ragazza,
Una bella rosa,
Era la musa
Di un povero artista.
Lui la ammira
Come lei vuole che
Lui la ammiri.
Ma tu, Sarrasine,
Che colpisce la pietra
Non lo vedrete mai più
Allo stesso modo.
Françoise reconnut le nom de Sarrasine - le titre du livre qu’Omer avait mentionné plutôt. Sachant que c’était une œuvre purement française, elle s’étonna qu’un Italien connût Balzac. Peut-être qu’il mentionnait quelqu’un d’autre, mais la coïncidence était trop grande.
– Vous connaissez Sarrasine ? demanda-t-elle comme si le langage n’était aucunement une barrière.
– Non lo conosco personalmente. Ma questo vecchio lo conosceva bene. Ha riso di lui! Con il suo trucco e la sua eleganza da gran dama, qualsiasi uomo cadrebbe sotto l'incantesimo della sua voce prodigiosa.
La salle était décorée d’une multitude de tableaux somptueux tout droit sortis de la Renaissance italienne et de statues de marbre où seule leur tête dépassait de l’eau. La gondole zigzaguait entre ses œuvres qui paraissaient souvent inachevées car il manquait toujours leur visage, comme si le sculpteur voulait rendre l’anonymat de ses gens dont les corps éternels exhibaient à jamais leurs arabesques. Au bout de la salle, une grande estrade faisait toute la largeur de la pièce menacée par les eaux. Imposant sa magnificence, une statue se tenait au
centre de la scène. Le gondolier s’amarra au bord de l’estrade et fit un signe de tête. Françoise le remercia et quitta l’embarcation. Sans surprise, quand elle se retourna, la gondole avait disparu. Elle haussa les épaules.
Elle s’avança pour admirer la statue. Le travail prodigieux de l’artiste la fascina. Les formes rondes, douces, du corps la touchèrent particulièrement. Les détails de la peau et les muscles maîtrisés avec une perfection inimaginable laissaient entrevoir une fascination, voire une passion pour le modèle. Cependant, le corps, bien que représenté de manière extrêmement féminine, avait des proportions étranges. Les épaules étaient larges, le cou musculeux et saillant, et les jambes fortes. Quelque chose de déroutant se dégageait du marbre, quelque chose de doux et d’apaisant, mais également une puissance et une grandeur rares chez une femme. L’œuvre était si bien exécutée qu’on oubliait qu’il lui manquait la tête et les bras.
Or elle repéra vite ce manque dans la pièce car elle tomba nez à nez avec un regard trop familier. À la place où elle était, Françoise pouvait remarquer une étrange perspective où la tête manquante de la statue était remplacée par celle de la photographie qui se trouvait sur le mur juste derrière elle.
Omer Loncours la toisait en deux dimensions.
Le spectacle était assez comique : voir la tête du vieillard superposée à un corps féminin absolument parfait ! Elle pouffa de rire.
Sa haine motiva une violence inconnue. Une inertie conduite par l’obscurité de ses sentiments la poussa à foncer sur le tableau de Loncours pour l’arracher du mur et le projeter loin derrière. La cadre finit dans l’eau croupie et s’enfonça lentement dans les profondeurs du liquide infâme.
Elle regretta peut-être son geste, du moins un peu. Mais comme elle reprenait son calme, l’emplacement du cadre lui révéla une petite ouverture dans le mur. C’était si étroit qu’elle douta de pouvoir passer à travers. Mais impossible de faire marche arrière sans la gondole ! Elle ne tenterait pas de rejoindre Omer dans la vase.
Elle glissa d’abord les bras, puis la tête, puis le reste de son corps. Ses mains touchèrent rapidement une texture étrange, semblable à l’étrange impression qu’elle avait eue en touchant la psyché de Loncours - comme une pâte visqueuse qui vous engloutit et broie vos muscles. La chose l’aspira presque aussitôt.
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PROPOSITION N°3
Lou BEDOUELLE, Maïka PLANTÉ, Marianne BUYSENS, Aure YVRARD
Un clip, enfin, qui nous emmène entre les livres, les corps et les voix…