EMMENAGEMENTS / INSTALLATIONS



EMMÉNAGEMENTS / INSTALLATIONS

À partir d’un poème d’Arthur Rimbaud

Parcours proposé par Jacques Brunet-Georget, Elsa Dedieu, Gaëlle Boyer,  Julia Bonne, Florine Lanati, Assia Abkik, Denise Burlot, Clara Champagne, Cécile Miquel

Une contribution au projet Textes, Langues & Langages

 

          J’ai proposé cette année aux Hypokhâgneux, au deuxième semestre, un parcours centré sur l’espace de la CHAMBRE comme espace intime intéressant particulièrement le discours poétique. L’un des poèmes ayant retenu notre attention est l’une des dernières pièces en vers composées par Arthur Rimbaud, « Jeune ménage ». Je retrace d’abord dans les lignes suivantes la manière dont nous avons abordé la première strophe et quelles perspectives cette approche a ouvertes pour l’imaginaire et pour l’interprétation. Libre au lecteur de cette page de poursuivre la lecture des autres strophes en s’emparant ou non des hypothèses formulées…

 

          Surtout, je souhaite partager l’esquisse d’un processus créatif inspiré par ce poème. J’ai proposé aux étudiant.e.s  d’imaginer un projet d’INSTALLATION à partir de ce texte - qui joue si bien sur la dialectique du dedans et du dehors et qui superpose différents niveaux de réalité. Qu’est-ce qu’une installation en art contemporain ? Ce « genre » est apparu dans les années 1960-70. L’installation se caractérise par l’occupation éphémère ou pérenne d’un espace donné pouvant être intérieur ou extérieur. Différentes techniques d’expression et de représentation, comme la mise en espace de peinture, de sculptures ou d’objets, reviennent le plus souvent. Parfois la participation du spectateur est sollicitée, affirmant ainsi le rôle du « regardeur » de manière dynamique. L’installation ne sollicite pas seulement le regard, elle est souvent immersive : elle enveloppe le spectateur dans un espace imaginaire et lui propose des expériences sensorielles nouvelles.

 

          Avant de découvrir deux propositions, lisons - et écoutons ! - le texte d’Arthur Rimbaud :

 

Jeune ménage

 

La chambre est ouverte au ciel bleu-turquin ;

Pas de place : des coffrets et des huches !

Dehors le mur est plein d’aristoloches

Où vibrent les gencives des lutins.

 

Que ce sont bien intrigues de génies

Cette dépense et ces désordres vains !

C’est la fée africaine qui fournit

La mûre, et les résilles dans les coins.

 

Plusieurs entrent, marraines mécontentes,

En pans de lumière dans les buffets,

Puis y restent ! le ménage s’absente

Peu sérieusement, et rien ne se fait.

 

Le marié a le vent qui le floue

Pendant son absence, ici, tout le temps.

Même des esprits des eaux, malfaisants

Entrent vaguer aux sphères de l’alcôve.

 

La nuit, l’amie oh ! la lune de miel

Cueillera leur sourire et remplira

De mille bandeaux de cuivre le ciel.

Puis ils auront affaire au malin rat.

 

— S’il n’arrive pas un feu follet blême,

Comme un coup de fusil, après des vêpres.

— Ô spectres saints et blancs de Bethléem,

Charmez plutôt le bleu de leur fenêtre !

 

          Une contextualisation s’impose. En 1871, après quelques lettres échangées, Arthur Rimbaud arrive à Paris sur l’invitation de Verlaine. Ce dernier, marié et père d’un bébé, loge Rimbaud chez ses beaux-parents et l’impose à sa femme Mathilde, ce qui crée des tensions au sein du jeune couple. Rimbaud impressionne dans les cercles parisiens avec ses poèmes. Le    7 juillet 1872, les deux hommes devenus amants fuguent et quittent la France, pour une vie de bohème à Londres.

 

          Le poème, daté sur le manuscrit du 27 juin 1872, a donc été écrit à la toute fin de la cohabitation dans le foyer de Verlaine. Il s’agit d’une des dernières pièces écrites en vers par le jeune poète. De nombreux commentateurs ont prétendu trouver dans ces données biographiques la « clé » du poème : le titre ferait allusion au ménage formé par Verlaine et Mathilde, et Rimbaud serait le « lutin » qui vient le déranger ; ou bien le « jeune ménage » serait celui déjà constitué par les deux hommes… Si elles permettent d’éclairer en partie la compréhension, ces interprétations restent bien fragiles et surtout réductrices…. Nous avons tenté plutôt de saisir le texte dans sa logique interne, comme un objet spécifiquement poétique. C’était la condition pour pouvoir se l’approprier et en renouveler la force de suggestion au sein d’un nouveau médium.

 

          Quelles attentes suscite le titre du poème ? Le terme « ménage » désigne plusieurs choses : d’abord, l’ensemble des tâches domestiques (budget, entretien du logement, linge, repas) se rapportant à l’entretien d’une famille ; plus spécifiquement, l’ensemble des travaux de propreté ; ensuite, l’intérieur, la maison en elle-même ; enfin, la cohabitation d’un couple (uni légitimement ou non) ou le couple en lui-même. Mais à part l’avant-dernière strophe, les époux n’apparaissent presque pas ensemble et l’épouse n’est jamais désignée… On peut se demander par ailleurs s’il s’agit d’un couple de jeunes gens ou bien d’un couple qui a récemment emménagé (ou va le faire) : une telle polysémie est-elle à mettre en rapport avec la « clé » biographique (Mathilde / Verlaine pour la première acception et Verlaine / Rimbaud pour la seconde) ? Enfin, une tension peut s’établir entre les deux composantes du syntagme dont les systèmes de connotations ne coïncident pas forcément : le terme de « ménage » évoque l’espace domestique, aves des connotations de monogamie, de stabilité, de sécurité, tandis que la jeunesse, surtout dans l’univers rimbaldien,  suggère plus volontiers les élans, la fougue, l’instabilité….

 

          À l’attaque de la première strophe, « La chambre » introduit une continuité thématique avec le titre puisque c’est un espace attendu pour un « jeune ménage ». Il est associé à des connotations d’intimité et de protection mais on apprend immédiatement que cette chambre est « ouverte ». Voilà une première rupture ! À quoi s’ajoute l’obstacle à la compréhension constitué par l’adjectif « turquin ».  Le lecteur pense tout de suite à « turquoise », soit une couleur variant du bleu clair au vert clair, aux connotations souvent très positives, qui cadreraient bien avec l’image d’un couple en « lune de miel » (cf. strophe 5). Mais « turquin » désigne en réalité un bleu foncé et mat, tirant sur l’ardoise. C’est une nouvelle rupture ! L’adjectif évoque plutôt la nuit et tend à fermer le champ de vision. Du reste, cet adjectif, appliqué en particulier à un marbre bleu antique importé de Mauritanie, est un dérivé de « turco » (Turc, en italien) : ces éléments créent dès le premier vers une tension en direction d’un ailleurs, une ouverture vers une sorte de géographie mondiale.

 

          Pris dans sa globalité, le premier vers est passible de plusieurs lectures. La première est prosaïque : « La chambre, par sa fenêtre, est ouverte sur le ciel » . Mais lire une image poétique, si l’on s’en remet aux recommandations de Gaston Bachelard dans La Poétique de l’espace (1957), ne consiste pas à reconstituer une causalité rationnelle. Il s’agit, par un effort d’empathie avec le poète, d’accueillir sa dynamique, la singularité de son expression, pour créer à son tour des images inouïes. Ainsi, en accueillant l’image en tant que telle, en la faisant vibrer et se déployer dans le présent de la conscience, on pourrait imaginer une chambre sans toit, une maison « à ciel ouvert » - ce qui viendrait alors contrarier les valeurs d’intimité et de protection. Mais une troisième lecture est encore possible si l’on entend dans l’adjectif « ouverte » une idée de disponibilité - ou du moins d’accès facile : le ciel peut entrer dans la chambre de l’épousée, elle lui est ouverte, comme on parle de maison « ouverte à tous les vents » Mais le « ciel », qu’est-ce à dire ? On peut comprendre par là tout ce qui vient du ciel, par exemple les puissances surnaturelles ou divines (il suffit de songer à diverses locutions telles que « grâce au ciel » ou « le ciel fasse que… », particulièrement employées à l’époque).

 

          Cette piste appelle le regard à se déplacer vers les deux derniers vers du poème  :

 

« — Ô spectres saints et blancs de Bethléem,

Charmez plutôt le bleu de leur fenêtre ! »

 

On retrouve en effet le « bleu » : est-ce la couleur du châssis de la fenêtre ou, plus probablement, par métonymie, celle du ciel tel que le découpe la fenêtre ?  Il y a en tout cas un rappel en chiasme, un effet de boucle qui sollicite l’interprétation : ouverte / bleu-turquin / bleu / fenêtre. Mais surtout, cette fin impose le thème surnaturel et la référence à la religion. Bethléem étant le lieu de naissance de Jésus, on peut lire une référence possible à un « jeune ménage » bien connu, celui formé par Marie et Joseph dans la tradition chrétienne ! Pour  rappel,  les deux jeunes gens demandèrent aux aubergistes s'ils pouvaient occuper une chambre, et comme il n'y avait plus de place, ils allèrent dans l'étable où Marie accoucha. Cette piste amène un écho indirect avec l’adjectif  « turquin » puisqu’en 1872, la Palestine est sous domination ottomane. Tout se passe comme si la notion de « bleu-turquin » était analysée en deux vers   (« Bethléem » + « le bleu »). En rapprochant les deux extrémités du poème, on pourrait ainsi avancer l’hypothèse d’un espace (trop) ouvert où la jeune épousée se voit « visitée » par la puissance divine. N’est-ce pas là une version possible - peut-être sarcastique - du dogme de l’Immaculée Conception tel qu’on le trouve dans la religion chrétienne ?…

 

          « Pas de place : des coffrets et des huches » : le deuxième vers confirme les attentes du titre avec l’isotopie de l’espace domestique mais il introduit en même temps une nouvelle rupture. En effet, « Pas de place » contredit partiellement la notion d’ouverture : il y a saturation de l’espace, comme le suggère la phrase nominale qui donne de la densité au vers. Personne ne peut y pénétrer, ce qui est à première vue rassurant, mais par contraste l’attention est attirée sur l’intérieur de meubles. Il y reste plein de place, et dans les vieux contes, la huche est la cache par excellence :  l’idée de refuge est certes à privilégier mais on peut aussi penser à un contenu possiblement angoissant, qu’on pourrait ne pas maîtriser… Cette seconde impression est encouragée par la première variation métrique du poème : alors que le v. 1 se découpait en 5-5, le v. 2 présente un schéma 4-6,  mais le mot « place » entrave le rythme en supposant un appui pénible sur la féminine 4ème.

 

          « Dehors le mur est plein d’aristoloches » : on retrouve le même effet de saturation qui met en continuité l’intérieur et l’extérieur, mais ce vers connote davantage le grouillement que la plénitude. Les aristoloches sont des plantes grimpantes et la rime huches / -oches est dissonante puisque les voyelles différent. Il n’est pas inutile de préciser que les racines des aristoloches étaient utilisées en particulier pour faciliter les écoulements accompagnant les accouchements (le terme vient du grec : « excellent accouchement »). D’où l’hypothèse d’un jeune ménage qui attend un enfant (ce qui sera conforté par la référence finale à Bethléem) mais c’est « dehors », et non dans la chambre, que surgit l’allusion à une naissance.

 

          « Où vibrent les gencives des lutins. » : ce plein n’est donc pas fiable car les fleurs abritent en fait de petits génies… Nouvelle surprise, liée à l’irruption du merveilleux ! Les gencives sont vibrantes, donc plutôt inquiétantes ; elles sont voisines des dents, ce qui peut connoter une possible agressivité. Une particularité linguistique attire par ailleurs l’attention : on sait qu’un lutin est un petit démon malicieux et facétieux taquinant les hommes et les animaux pendant la nuit, mais le verbe dérivé, « lutiner », signifie, dans un sens spécial, taquiner une femme en prenant des privautés sous le couvert de la plaisanterie (par exemple caresser sensuellement). Ce sens est à garder en réserve dans le contexte d’un « ménage » possiblement menacé par des intrusions… Enfin, « lutin » rime avec « turquin », qui annonce le ciel (chrétien) de Bethléem de la dernière strophe : ce rapprochement sonore n’encourage-t-il pas une mise en équivalence des puissances divines et de forces surnaturelles - pas forcément bienveillantes - issues du folklore populaire ? 

 

          Je laisse le soin au lecteur de ce parcours de confirmer ou non ces hypothèses liminaires au fil des strophes… Mais ce qui m’importait surtout, au-delà de l’interprétation, est ce que ce poème est capable d’inspirer et comment cela peut s’actualiser dans des formes concrètes. Le terme d’INSTALLATION dérive du verbe « installer ». Or, sous sa forme pronominale (« s’installer »), ce verbe désigne au premier sens le fait de prendre possession d’un nouveau logement, en y disposant le mobilier et les accessoires nécessaires. L’occasion était trop belle pour ne pas convoquer le poème d’Arthur Rimbaud ! Un jeune couple a emménagé dans une maison, il s’y est installé, en meublant notamment la chambre, mais les choses ne se passent pas comme prévu et des phénomènes étranges se produisent…

 

 

          La première proposition constitue un projet d’installation qui pourrait prendre place dans n’importe quel espace public, par exemple un hall de centre commercial. D’une hauteur d’environ 1m40, le dispositif peut susciter la curiosité des enfants comme des adultes, et appeler différents modes d’expérimentation sensorielle. Je vous invite à voyager à travers ces planches, ces croquis préparatoires, en repérant les multiples résonances avec le poème d’Arthur Rimbaud :








 

          La seconde proposition est un objet hybride, inclassable. Il s’agit d’une sorte de « court-métrage » qui ne constitue ni à proprement parler une illustration visuelle du poème ni un « teaser » de ce que pourrait être l’expérience immersive de l’installation pour un spectateur. Elle a la particularité d’être à la fois une ébauche et une forme achevée. Née en cours de route entre un point de départ (le texte) qu’elle nous amène à re-visiter, à déplacer sans cesse, et un point d’arrivée qui restera virtuel, elle interpelle comme un événement singulier :