Et voici le texte entier de la nouvelle - assorti de quelques éclaircissements sur la boîte noire. Mais libre au lecteur d’ignorer ces « explications » pour préserver la force de jaillissement du mystère…
PROPOSITION N°2
Nessa GARRIGOU, Estelle ANTRAYGUES
Feuilletons ce carnet de dessins à la couverture noire pour amorcer un nouveau voyage entre deux mondes :
Cet extrait de la nouvelle correspondante plonge Françoise - et nous-mêmes à sa suite - dans un étrange paysage :
***
Quand elle ouvrit à nouveau les yeux, elle sentit tout le poids de ses muscles engourdis reposer sur son squelette. La mer était devenue sablonneuse, mais le ciel demeurait toujours aussi sombre.
Ses doigts s’enfoncèrent dans l’étrange substance tiède. Une plage.
Les courants s’étaient montrés plus que cléments, d’autant plus que ces vêtements étaient complètement secs.
Elle examina l’étendue noire qui planait au-dessus d’elle. En scrutant parmi les nuances, elle vit quelque chose d’étonnant, elle se vit couchée sur une plage, comme si le ciel n’était qu’une surface infinie réfléchissante, teintée d’un brouillard obscur. Rien n’était visiblement réel. Son cerveau devait certainement créer une histoire pour maintenir ses fonctions vitales, pour vaincre une sorte de coma. Françoise décida de ne plus se poser davantage de questions sur la suite des événements tant tout cela dépassait toute sorte de rationalité. Surtout que ses sens semblaient quelque peu anesthésiés par une impression étrange, comme si son corps n’avait plus de consistance, qu’il se fondait dans l’univers. Elle croyait même sentir son esprit flotter à côté d’elle.
“Je vais vous faire cadeau de quelque chose qui vous dépasse, qui nous dépasse.”
Elle se redressa pour observer les environs. C’était une petite île qui la logeait, semblable à Morte-frontières tant sa flore était pauvre, avec un seul bâtiment qui dominait l’endroit. Comme guidée par le destin, elle entama son excursion vers la bâtisse sans but précis. Peut-être pouvait-elle provoquer son réveil pour fuir ce monde onirique et distordu…
Le bâtiment avait des allures de temple romain. Cependant l’ensemble de l’architecture demeurait intact tant les peintures semblaient fraîches et éclatantes. Neuf piliers encadraient l’entrée, chacun habitant la représentation d’une muse antique. Toutes avaient une même expression de tristesse déchirante. Leurs yeux en amande rappelait ceux d’Hazel, mais c’était certainement l’inquiétude et le manque qui manipulaient la perception de Françoise. Elle ne s’attarda pas davantage et gravit les quelques marches en marbre. Elle entra.
D’abord, la salle formait un semi-sous-sol tant le sol était bas comparé à la petite estrade de l’entrée. Cette partie souterraine était à moitié immergée dans de l’eau croupie, putride, verte, moisie depuis des millénaires. Fort peu ragoûtant, le lieu lui provoqua une nausée incontrôlable. De plus, un épais brouillard verdâtre proliférait dans la pièce où nul œil ne pouvait voir à plus de deux mètres. C’en fut trop pour elle et fit demi-tour pour réfléchir à une autre possibilité loin de l’odeur infâme.
Mais quand son pied franchi le seuil de l’entrée, une voix l’interpella :
– Signora ?
Elle se retourna, surprise. Elle jura que la salle était vide, mais une gondole flottait sur l’eau avec son capitaine tenant fièrement sa rame en équilibre sur l’épaule. Il était vêtu d’une marinière et son béret tombait si bas à l’avant de sa tête qu’on ne voyait que sa bouche. Ce “r” si bien roulé ne pouvait être qu’un accent italien.
– Ti porto da qualche parte ? È gratis per voi.
N’ayant aucune base en italien, elle acquiesça bien qu’elle ne fût pas sûre des intentions du gondolier. Rien n’avait de sens de toute manière. Elle monta sans réfléchir et s’installa sur une sorte de sofa extrêmement confortable. Elle ne sentit presque plus aucune odeur.
L’embarcation s’avança sans aucun bruit. Et le brouillard se dissipa. Françoise fut prise de panique quand elle vit que le gondolier ne ramait pas.
Celui-ci commença à chanter :
Una bella ragazza,
Una bella rosa,
Era la musa
Di un povero artista.
Lui la ammira
Come lei vuole che
Lui la ammiri.
Ma tu, Sarrasine,
Che colpisce la pietra
Non lo vedrete mai più
Allo stesso modo.
Françoise reconnut le nom de Sarrasine - le titre du livre qu’Omer avait mentionné plutôt. Sachant que c’était une œuvre purement française, elle s’étonna qu’un Italien connût Balzac. Peut-être qu’il mentionnait quelqu’un d’autre, mais la coïncidence était trop grande.
– Vous connaissez Sarrasine ? demanda-t-elle comme si le langage n’était aucunement une barrière.
– Non lo conosco personalmente. Ma questo vecchio lo conosceva bene. Ha riso di lui! Con il suo trucco e la sua eleganza da gran dama, qualsiasi uomo cadrebbe sotto l'incantesimo della sua voce prodigiosa.
La salle était décorée d’une multitude de tableaux somptueux tout droit sortis de la Renaissance italienne et de statues de marbre où seule leur tête dépassait de l’eau. La gondole zigzaguait entre ses œuvres qui paraissaient souvent inachevées car il manquait toujours leur visage, comme si le sculpteur voulait rendre l’anonymat de ses gens dont les corps éternels exhibaient à jamais leurs arabesques. Au bout de la salle, une grande estrade faisait toute la largeur de la pièce menacée par les eaux. Imposant sa magnificence, une statue se tenait au
centre de la scène. Le gondolier s’amarra au bord de l’estrade et fit un signe de tête. Françoise le remercia et quitta l’embarcation. Sans surprise, quand elle se retourna, la gondole avait disparu. Elle haussa les épaules.
Elle s’avança pour admirer la statue. Le travail prodigieux de l’artiste la fascina. Les formes rondes, douces, du corps la touchèrent particulièrement. Les détails de la peau et les muscles maîtrisés avec une perfection inimaginable laissaient entrevoir une fascination, voire une passion pour le modèle. Cependant, le corps, bien que représenté de manière extrêmement féminine, avait des proportions étranges. Les épaules étaient larges, le cou musculeux et saillant, et les jambes fortes. Quelque chose de déroutant se dégageait du marbre, quelque chose de doux et d’apaisant, mais également une puissance et une grandeur rares chez une femme. L’œuvre était si bien exécutée qu’on oubliait qu’il lui manquait la tête et les bras.
Or elle repéra vite ce manque dans la pièce car elle tomba nez à nez avec un regard trop familier. À la place où elle était, Françoise pouvait remarquer une étrange perspective où la tête manquante de la statue était remplacée par celle de la photographie qui se trouvait sur le mur juste derrière elle.
Omer Loncours la toisait en deux dimensions.
Le spectacle était assez comique : voir la tête du vieillard superposée à un corps féminin absolument parfait ! Elle pouffa de rire.
Sa haine motiva une violence inconnue. Une inertie conduite par l’obscurité de ses sentiments la poussa à foncer sur le tableau de Loncours pour l’arracher du mur et le projeter loin derrière. La cadre finit dans l’eau croupie et s’enfonça lentement dans les profondeurs du liquide infâme.
Elle regretta peut-être son geste, du moins un peu. Mais comme elle reprenait son calme, l’emplacement du cadre lui révéla une petite ouverture dans le mur. C’était si étroit qu’elle douta de pouvoir passer à travers. Mais impossible de faire marche arrière sans la gondole ! Elle ne tenterait pas de rejoindre Omer dans la vase.
Elle glissa d’abord les bras, puis la tête, puis le reste de son corps. Ses mains touchèrent rapidement une texture étrange, semblable à l’étrange impression qu’elle avait eue en touchant la psyché de Loncours - comme une pâte visqueuse qui vous engloutit et broie vos muscles. La chose l’aspira presque aussitôt.
***
PROPOSITION N°3
Lou BEDOUELLE, Maïka PLANTÉ, Marianne BUYSENS, Aure YVRARD
Un clip, enfin, qui nous emmène entre les livres, les corps et les voix…